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Partie 4 sur 4 : La colonne de nuée, le tétragramme lumineux et l’Ange de l’Éternel

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Dans le premier article de la présente série, nous avons vus qu’il existe deux positions réformées sur la légitimité des images de Dieu (l’iconoclasme radical et l’iconoclasme modéré), nous avons démontrés qu’il ne peut pas y avoir d’idolâtrie sans idoles et pas d’idoles sans adoration indue, nous nous sommes penchés sur le concept crucial de théophanie (une manifestation visible & audible de Dieu aux humains), puis nous avons fait le point sur la question de l’(in)visibilité de Dieu selon la Écritures Saintes.

Dans le deuxième article de cette série, nous avons fait une synthèse rapide des approches divergentes relativement aux images de Dieu ayant existé à travers l’histoire de l’Église et nous avons étudiés en profondeur l’historique de l’utilisation du buisson ardent comme image de Dieu dans le protestantisme réformé (surtout français et écossais) du XVIème siècle jusqu’à nos jours.

Dans le troisième article de cette série, nous avons constatés que plusieurs Bibles protestantes réformées de l’époque de la Réformation contiennent un riche foisonnement d’images de Dieu illustrant des passages bibliques prophétiques / eschatologiques (particulièrement le Livre d’Ézéchiel dans l’A.T. et le Livre de l’Apocalypse dans le N.T.).

Dans ce quatrième et dernier article de la série, nous verrons plusieurs exemples supplémentaires de représentations imagées de diverses théophanies utilisées dans l’histoire protestante réformée ancienne (aux XVIème et XVIIème siècles).

Théophanie d’Exode 14:10-31 (colonne de nuée/feu surplombant la mer Rouge) sur la page-titre de la Geneva Bible anglaise de 1560 (photo prise par moi-même au Plimoth-Patuxet Museum à “New” Plymouth au Massachusetts en 2024) — la même gravure y est reproduite à l’identique entre le texte sacré d’Exode 14:10 et 14:11 :

Ce n’est pas toujours facile de déterminer quelle personne de la Trinité se manifeste dans une théophanie. Ainsi, cette théophanie de la colonne de nuée ou de feu ↑ serait peut-être une apparition de la Seconde personne de la Trinité, comme semble le suggérer indirectement 1 Corinthiens 10:1-4 (cf. Exode 17:4-7). Toutefois, certains arguments indiquent que cette théophanie est plutôt une manifestation de la Troisième personne de la Trinité : « On doit d’ailleurs considérer que la nuée qui a conduit le peuple au désert représentait l’Esprit (elle est mentionnée juste avant l’Esprit dans la prière de Né 9, au v. 19). Il est aussi possible que, dans le récit de l’exode, il y ait un jeu sur les deux sens du mot rûaḥ, ‹ vent › et ‹ esprit ›, lorsqu’il est écrit que le Seigneur refoula la mer toute la nuit par un vent d’est puissant et qu’il la mit à sec (Ex 14:21). En effet, David dit ailleurs que ‹ le souffle exhalé du nez › du Seigneur a fait apparaître le lit de la mer (2 Sam 22:16 = Ps 18:16). On peut donc considérer que le vent qui a refoulé les eaux de la mer des Roseaux [du golfe d’Aqaba, un bras de la mer Rouge] était une manifestation de l’action de l’Esprit du Seigneur. » | « [L]a nuée théophanique représente l’Esprit selon Né 9:19-20 ; És 63:14 [cf. v. 10-13]. » (Sylvain Romerowski, L’œuvre du Saint-Esprit dans l’histoire du salut, Éditions de l’Institut Biblique de Nogent-sur-Marne, 2005, p. 29-30 et 314.) Il est possible que ces deux identifications ne soient pas mutuellement exclusives.

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux — une représentation artistique classique de l’Éternel dans le christianisme) dans la Bible de Genève de 1565 sous le texte de Nombres 22 & 23 (l’image de Dieu est identifiée par la flèche rouge et illustre les théophanies du mont Sinaï narrées en Exode 24:15-18 puis 34:5-28) :

Selon Actes 7:38, les théophanies d’Exode 24 puis 34 au sommet du mont Sinaï furent des manifestations de l’Ange de l’Éternel — pas au sens d’un ange ayant des ailes et des vêtements blancs, mais au sens du Verbe pré-incarné (Dieu le Fils) agissant comme ambassadeur de Dieu le Père. (Jean Calvin, Commentaire sur les cinq livres de Moïse, section Harmonie de la Loi, p. 165-166.)

Zoom sur l’extrait pertinent :

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux) au début du texte de l’Ancien Testament dans la Bible de Genève de 1588, qui fut « la » Bible des réformés français pendant plus d’un siècle jusqu’aux parutions des Bibles Martin en 1707 et Ostervald en 1724 :

Probable théophanie sur la page-titre d’une édition compacte de la Bible de Genève de 1588 (qui est cet Ange de l’Éternel ayant vaincu la mort et brandissant la Parole divine, si ce n’est le Verbe victorieux & ressuscité ?) :

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux) sur la page-titre de la Bible de Cipriano de Valera (1602), qui est la 2ème plus ancienne Bible protestante espagnole et la plus ancienne Bible spécifiquement réformée espagnole :

Image de la Trinité (triangle avec tétragramme émettant des rayons lumineux) sur la page-titre de la Bible réformée néerlandaise dite Statenvertaling (1637) :

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux) au début du texte de l’Ancien Testament dans la Statenvertaling réformée :

Il importe de comprendre ces images de Dieu tel que les réformés des XVIème et XVIIèmes siècles les comprenaient : La lumière est un attribut du Dieu trinitaire, pas juste une ornementation décorative accompagnant ses apparitions spectaculaires. La Bible dit que « Dieu est lumière » (1 Jean 1:5) et que le Verbe/Parole est lumière (Jean 1:4-13). Comme l’indique le Dictionnaire en théologie de l’imprimeur réformé Jean Crespin publié à Genève en 1560, « Jésus-Christ est la vraie lumière […] Tout ce qui est clair ou lumineux tant au ciel qu’en la terre emprunte sa clarté d’ailleurs ; mais Christ est la lumière reluisante de par soi-même : davantage il illumine et baille [c-à-d donne] clarté au monde par sa lueur, de telle façon que l’origine et cause de sa splendeur ne lui vient point d’ailleurs. » (p. 271-272, orthographe modernisée.)

Une petite étude lexicale nous renseigne qu’en certains contextes, la luminosité est une expression de l’être de l’Éternel. En effet, dans l’A.T., le mot hébreu ’ôr (אוֹר), traduit par lumière en français, « est souvent mentionné en lien avec la personne de Dieu. Il est question de la ‹ lumière de [sa] face › dans Ps 4:6 ; 44:3 ; 89:15. Dieu lui-même est décrit comme étant ‹ lumière ›, la source ultime de direction (Ps 4:6 ; 43:4 ; 119:105 ; És 2:5 ; Mi 2:8). […] La ‹ lumière › de la personne de Dieu est également associée au jour de l’Éternel dans Am 5:20. » (Stephen Renn et Gilles Despins, Dictionnaire des mots bibliques, Publications chrétiennes, 2023, p. 556.)

Semblablement, dans le N.T., le mot grec phōs (φῶς), traduit par lumière en français, « se réfère à la lumière qui vient d’une source naturelle, de même qu’à une lumière surnaturelle qui vient du ciel. phōs est aussi utilisé au figuré pour décrire la personne de Dieu ou une vérité morale et spirituelle. […] phōs se réfère également à la lumière surnaturelle de la transfiguration de Christ (Mt 17:2), de son apparition à Paul lors de sa conversion (Ac 9:3 ; 22:6 ss), d’un ange (Ac 12:7) et de la ville céleste (Ap 21:24 ; 22:5). Au sens figuré, phōs décrit aussi la personne et les œuvres de Dieu. […] La lumière divine, dont Christ est la manifestation suprême, est la source de la vie éternelle (voir Jn 1:4 ss ; 3:19 ss ; 11:10 ; 12:35 ss ; 2 Cor 4:6 ; 1 Pi 2:9 ; 1 Jn 2:8 ss). » (Renn et Despins, Dictionnaire des mots bibliques, p. 557.)

« La notion de ‹ lumière ›, dans les Écritures, comporte un sens théologique très important relativement à la personne de Dieu et de Christ. […] Pour ce qui est de la ‹ lumière › dans les théophanies de l’Ancien Testament, elle évoque surtout la personne de Yahvé et met l’accent sur sa parfaite sainteté. Dieu est présenté comme étant la lumière qui dirige son peuple dans quelques contextes différents (par exemple, la colonne de nuée lumineuse dans le désert). […] Le Nouveau Testament maintient ce lien entre la ‹ lumière › et la personne de Dieu, mais surtout avec la personne et l’œuvre de Christ. D’une manière particulière, Jésus-Christ déclare qu’il est la ‹ lumière du monde › [Jn 8:12 ; 9:5]. » (Renn et Despins, Dictionnaire des mots bibliques, p. 557-558.)

Dans cet ordre d’idées, précisons ceci sur l’adéquation entre la gloire de Dieu et les rayons de lumière émanant de certaines théophanies de l’Éternel tel que la colonne de nuée ou colonne de feu (Exode 16:10) : « La ‹ gloire › ici est certainement la théophanie lumineuse dans la nuée. […] Par conséquent, dans de nombreux passages, la ‹ gloire › est simplement la lumière créée qui émerge de la théophanie. Ces passages pourraient laisser entendre que la gloire [c-à-d la lumière] est quelque chose qui accompagne Dieu, plutôt qu’un attribut divin en tant que tel. Toutefois, dans la nuée de gloire, Dieu est avec son peuple, immanent et allianciellement présent. » (John Frame, Systematic Theology : An Introduction to Christian Belief, Presbyterian & Reformed Publishing, 2013, p. 396-397.)

La gloire-lumière théophanique rayonnant de l’Éternel est donc un attribut de sa divinité, et l’imager en connexion avec son Nom divin, c’est imager Dieu.

Probable théophanie (l’Ange de l’Éternel = Jésus-Christ) au début du texte de 1 Chroniques dans la Statenvertaling réformée :

Cette gravure ↑ renvoie à Genèse 22:1-19 où l’Ange de l’Éternel intervient pour sauver la vie d’Isaac juste avant qu’il ne soit sacrifié par Abraham (v. 11 puis 15). « Une interprétation chrétienne traditionnelle voit dans l’ange de l’Éternel une manifestation de la Deuxième personne de la Trinité » (Bible d’étude version Semeur, p. 38). L’expression « Ange de l’Éternel » décrit parfois le Christ pré-incarné et parfois un ange-créature (Reformation Study Bible ESV, p. 38 ; Bible d’étude New English Translation, p. 36 et 48), mais elle désigne bel et bien Dieu/Jésus en Genèse 22:1-19 (Nelson Study Bible NKJV, p. 45 ; MacArthur Study Bible LSB, p. 29 et 72) ainsi qu’en Genèse 31:11-13, Exode 3:2-15, Juges 6:11-24, etc. Considérant la fréquence élevée avec laquelle Jean Calvin identifiait l’Ange de l’Éternel avec le Verbe pré-incarné, il est très plausible que les éditeurs réformés néerlandais de la Statenvertaling voyaient ici une manifestation théophanique du Fils de Dieu.

Étant maintenant arrivés au terme de cette série, nous pouvons conclure qu’il y a été irréfutablement démontré que l’héritage historique de la foi réformée admet la légitimité des images de Dieu, que l’iconoclasme modéré est la position la plus représentative de cet héritage, et que l’iconoclasme radical non-biblique fait plutôt fausse note.

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Début de 1 Jean 5 dans le N.T. réformé français imprimé par les Presses Valentior à Genève en 1551

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Aujourd’hui, certains défenseurs du “texte reçu” grec du Nouveau Testament (en général) et de l’addition non-johannique des trois témoins célestes dans 1 Jean 5:6-8 (en particulier) affirment que l’omission de cette variante textuelle ou l’expression de réserves quant à son authenticité (via des parenthèses, des crochets et des notes marginales ou infrapaginales) est – à l’exception des N.T. d’Érasme de 1516 & 1519 – essentiellement une innovation des « Bibles modernes » supposément bricolées par des éditeurs modernistes infréquentables. Le document consultable ci-dessous démontre que l’historique du traitement éditorial de cette variante est beaucoup plus nuancé que cela.

Document aussi accessible sur Calaméo ou en téléchargement direct ici.

Complément : L’inauthenticité de l’addition non-johannique est signalée dans la Bible de Zürich de 1531 (traduite par les réformateurs Ulrich Zwingli et Leo Judä) par sa réduction en toute petite fonte :

À noter que cette Bible ↑ publiée en Suisse alémanique fut non seulement la toute 1ère Bible réformée en langue allemande, mais carrément la 1ère Bible protestante allemande *complète* (la Bible de Luther *complète* n’ayant été publiée qu’en 1534).

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La “canonisation” de l’addition non-johannique dans les bibliologies protestantes

À l’origine, les premiers traducteurs, éditeurs et imprimeurs des Bibles protestantes actifs pendant la Réformation du XVIème siècle n’étaient guère complexés par cette réalité textuelle. Ils ne faisaient aucun secret de l’incertitude affectant la variante des trois témoins célestes de 1 Jean 5:6-8 et n’entretenaient aucun tabou à son égard. En fait, chronologiquement, cette interpolation pseudo-johannique a eu beaucoup de difficulté à s’imposer dans la bibliologie évangélique européenne.

Tel que le démontrent les extraits reproduits dans le document ci-dessus, dans le protestantisme francophone, cet ajout textuel ne s’imposa qu’à partir de 1553 (la période de sa remise en question s’étendit de 1535 à 1551, soit presque deux décennies). Dans le protestantisme anglophone, cet ajout textuel ne s’imposa qu’à partir de 1568 (son questionnement s’étala de 1534 à 1566, soit pendant plus que trois décennies). Dans le protestantisme germanophone, cet ajout textuel ne s’imposa qu’après 1620 (sa contestation s’échelonna ainsi de 1522 à 1620, elle dura donc carrément un siècle !).

Ce « triomphe » comparativement très tardif de l’addition non-johannique dans les milieux luthériens et réformés de langue allemande s’explique par le fait que le réformateur de Wittenberg en Saxe, Martin Luther (1483-1546), était ouvertement opposé à l’authenticité de cette addition. Ainsi, elle ne figure nullement dans sa traduction allemande du N.T. parue en 1522, ni dans sa traduction de la Bible complète parue en 1534, ni dans sa révision de la Bible entière parue en 1541 puis réimprimée de son vivant en 1542, 1543, 1544 et 1545.

Luther exprima son opposition à l’originalité de cette addition en ces termes : « Les livres grecs n’ont pas ces mots, et il semble que ce verset fut inséré par les catholiques à cause des ariens, mais pas avec justesse, car lorsque [l’apôtre] Jean parle des témoins, il parle de ceux qui sont sur la terre, et non de ceux qui sont dans le ciel. »  {Source : Martin Luther, Cours sur la 1ère Épître de Jean dispensé à l’Université de Wittenberg, 30 octobre 1527 (dix ans jour-pour-jour après la veille du déclenchement symbolique de la Réformation le 31 octobre 1517), reproduit dans Luther’s Works, Vol. 30, Concordia Publishing House, Saint-Louis (Missouri), 1959, p. 318.}

Les dernières Bibles allemandes à omettre totalement cette insertion pseudo-johannique furent publiées à Wittenberg et Hambourg en 1620. {Source : Ezra Abbot, ‹ 1 John v. 7 and Luther’s German Bible ›, 1888, p. 462.} Pourquoi Wittenberg ? Facile : c’est le berceau du luthéranisme. Mais pourquoi Hambourg ? Car c’est notamment là qu’un proche collaborateur de Luther, le réformateur poméranien Johannes Bugenhagen (1485-1558), un autre farouche opposant à l’addition non-johannique, exerça une partie de son ministère professoral et pastoral. Et surtout, pourquoi 1620 ? C’est l’année inaugurale d’une pénible décennie de débâcles politiques & militaires protestantes dans la Guerre de Trente ans, un conflit dont l’enjeu initial était rien de moins que la survie du protestantisme à l’échelle européenne.

En 1620, la Bohême protestante est écrasée à la Bataille de la Montagne Blanche. En 1621, l’« Union protestante » allemande du Saint-Empire – intimidée par les autorités impériales d’obédience papiste – se dissout formellement et le Haut-Palatinat calviniste est annexé par la Bavière catholique. En 1622, le Bas-Palatinat calviniste est conquis et pillé par l’armée de la Ligue catholique (chute des cités de Heidelberg puis de Mannheim). En 1623 et 1626, les protestants allemands sont encore battus à Stadtlohn (en Westphalie) et à Dessau-Roßlau (en Moyenne-Saxe). Entre-temps, le Siège de Bréda (au Brabant-Septentrional) en 1624-1625 se solde par une victoire catholique ; les conditions de capitulation de cette ville excluent la liberté de conscience des réformés. Toujours en 1626, les forces luthériennes de secours du Roi du Danemark (qui était aussi un prince « allemand » via sa possession du Duché de Holstein) sont défaites par la Ligue catholique à la Bataille de Lutter-am-Barenberge (en Basse-Saxe), suite à quoi le Danemark lui-même est envahi lorsque les troupes papistes impériales ravagent la péninsule du Jutland. En 1628, l’ultime défaite de l’armée danoise à la Bataille de Wolgast (en Poméranie) consolide la domination catholique en Europe centrale. En 1629, l’Empereur Ferdinand II de Habsbourg promulgue l’Édit de Restitution, obligeant les protestants du Saint-Empire à céder aux catholiques tous les bâtiments & terres ecclésiastiques qu’ils avaient acquis des cathos depuis 1552 ! En 1631, vingt mille civils protestants allemands sont massacrés par la soldatesque papiste à l’issue du Siège de Magdebourg.

J’avance l’hypothèse qu’au XVIIème siècle, la pression géopolitique, militaire et économique exercée par la Contre-Réforme catholique sur le protestantisme allemand assiégé et traumatisé a vraisemblablement eu des répercussions observables jusque dans sa bibliologie.

Cette hypothèse tient compte du fait que dans le contexte des hostilités inter-confessionnelles de cette époque, le front religieux n’était pas séparé du front politique & militaire. Dès 1604, pendant la montée des tensions préludant à la Guerre de Trente ans, le polémiste jésuite Nicolaus Serarius accusa les luthériens d’être des anti-trinitaires comme les musulmans ; puis en 1612 il reprocha à la Bible de Luther de rejeter l’addition non-johannique à l’instar des « nouveaux ariens ». De 1607 à 1610, le théologien capucin Lorenzo de Brindisi – un mandataire officiel de la Papauté à travers l’Europe ainsi qu’un ambassadeur officiel de la Ligue catholique et un aumônier de ses armées – insinua que Luther avait arraché l’addition non-johannique de sa Bible parce qu’il niait la Trinité. Les professeurs jésuites Adam Tanner (à Ingolstadt en Haute-Bavière) et James Sharpe (à Louvain au Brabant) lancèrent des attaques de la même teneur contre l’exclusion de cette variante dans la bibliologie luthérienne en 1613 et 1630, respectivement. {Source : Grantley McDonald, Raising the Ghost of Arius, thèse doctorale soutenue à l’Université de Leyde en Hollande, 2011, p. 166-170.}

Eut égard à cette conjoncture historique, il est vraisemblable de soutenir que les assauts répétés subis par les protestants germanophones dans la première moitié du XVIIème siècle les poussèrent à se souder et à éliminer cette divergence interne (l’absence ou présence de l’addition non-johannique) dans leur texte biblique imprimé afin que l’omission de cette variante cesse de servir de justification pour les agresser.

En fort contraste avec la situation ayant prévalu en Allemagne et en Suisse alémanique, le « triomphe » comparativement rapide de l’addition non-johannique dans la bibliologie protestante de langue française s’explique en bonne partie par le fait qu’au milieu du XVIème siècle, ses capitales intellectuelles étaient essentiellement cantonnées en Suisse romande (Genève, Lausanne, Neuchâtel). Cette concentration circonstancielle du leadership académique et de l’industrie de l’impression biblique fit en sorte qu’il était beaucoup plus facile d’y standardiser un texte commun.

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L’erreur typographique dans le “texte reçu” de 1550

Dans les discussions sur l'(in)authenticité de l’addition non-johannique des trois témoins célestes en 1 Jean 5:6-8, les tenants de l’authenticité font souvent appel à des arguments d’autorité en citant des affirmations d’une palette de « héros de la foi » (tels Jean Calvin, John Gill, Matthew Henry ou John Wesley) à l’effet que cette variante textuelle serait – contrairement à ce que ne cessent de prouver ses détracteurs – attestée par la vaste majorité des manuscrits grecs de la 1ère Épître de Jean.

Parmi les nombreux exemples d’affirmations pompeuses se rapportant à cette variante que l’on puisse dépoussiérer dans les annales de la bibliologie historique chrétienne, j’en citerai trois. La première affirmation est celle faite par Jean Calvin dans son commentaire français sur les épîtres canoniques de 1562 où il écrit que l’addition non-johannique « se trouve ès meilleurs exemplaires et plus corrects » :

« Tout ceci a été omis par aucuns [c-à-d par plusieurs …]. Mais d’autant que les livres grecs mêmes ne s’accordent pas l’un avec l’autre [sic], à grand’peine en ose-je rien affirmer [?!]. Toutefois pource que le fil du texte coule très-bien si ce membre y est ajouté, et je voie qu’il se trouve ès meilleurs exemplaires et plus corrects, de ma part je le reçois volontiers. » {Transcription de Max Engamarre (cf. note 57), orthographe légèrement modernisée par moi-même. Je cite l’édition française originale de 1562 parce que les rééditions faites par la Librairie Meyrueis en 1855 puis par les Éd. Labor & Fides en 1968 (réimprimée par les Éd. Kerygma et les Éd. Farel en 1992) contiennent une coquille.}

La 2ème affirmation grandiloquente (et gravement erronée) provient d’une note d’étude sur 1 Jean 5:7 dans la Bible réformée néerlandaise dite des États-Généraux (Statenbijbel ou Statenvertaling) de 1637, qui se lit comme suit :

« Ce verset, vu qu’il contient un témoignage très clair de la Sainte Trinité [sic], semble avoir été écarté de certaines copies par les ariens [sic], mais on le trouve dans presque toutes les copies grecques [!!!], et même dans beaucoup d’anciens et dignes docteurs qui vivaient avant l’époque des ariens [sic], et qui en ont tiré une preuve de la Sainte Trinité ; et l’opposition des témoins sur la terre, au verset 8, montre clairement que ce verset doit se trouver là, comme le montre aussi le 9ème verset, où il est parlé de ce témoignage de Dieu. » {Ma traduction française de la traduction anglaise diffusée par Christian McShaffrey sur un site de l’Alliance of Confessing Evangelicals.}

La 3ème affirmation qui me sert d’exemple se trouve dans la Bible David Martin 1707 (publiée à Amsterdam par ce pasteur réformé français réfugié aux Pays-Bas) — plus précisément dans sa Préface à 1 Jean (p. 404-405). Voici l’extrait pertinent que je reproduis avec son criant manque d’irénisme :

« L’hérésie antitrinitaire frémit à la vue de ce passage, qui est pour elle un coup de foudre dont elle sent bien la force, mais aussi il n’est rien qu’elle ne fasse pour le détourner & s’en garantir. Le principal moyen dont elle se sert pour cela, c’est de nier que ce passage soit de Saint Jean, & sous prétexte qu’il ne se trouve pas dans tous les anciens manuscrits de cette Épître, & que tous les Pères qui ont écrit anciennement contre l’hérésie d’Arius ne s’en sont point servis pour prouver la Divinité de Jésus-Christ. Les hérétiques d’aujourd’hui, qui ont renouvelé sous un autre nom l’impiété arienne, prétendent tirer de grands avantages de l’omission de ce texte dans plusieurs manuscrits, du silence de quelques Pères, & du Concile même de Nicée, qui ne l’ont point allégué sur les controverses de leur temps, pour en conclure [tel] qu’il est supposé. […] Car, pour pouvoir se servir raisonnablement d’une semblable réponse, il faudrait que le passage dont il s’agit ne se trouvât que dans un petit nombre de manuscrits, ou pour le moins dans des manuscrits modernes & de peu d’autorité, & qu’il eut été inconnu à toute l’Antiquité chrétienne. Au lieu qu’au contraire ce fameux passage se lit dans un grand nombre de manuscrits [Martin sous-entend ici des manuscrits grecs, puisqu’il invoque la Vulgate latine séparément plus loin], qui sont même des plus anciens, & qu’on le trouve cité dans des livres de la plus vénérable Antiquité ecclésiastique, qui sont tous sans comparaison plus anciens qu’aucun [c-à-d que plusieurs] des manuscrits où ce passage ne se trouve point, & de l’omission duquel les hérétiques modernes & quelques critiques trop audacieux prétendent tirer des conséquences ruineuses contre l’authenticité de ce texte. […] »

Ces allégations impétueuses et outrancières peuvent aisément nous laisser perplexes, voire abasourdis. Considérant que ZÉRO manuscrit biblique grec valable comme tel ne contient l’addition non-johannique des trois témoins célestes, comment expliquer que ces auteurs des XVI-XVIIIèmes siècles aient pu s’exprimer de manière aussi imprudente et présomptueuse ?

Notre réaction spontanée face à ce genre de fausseté flagrante pourrait être de n’y percevoir que de l’ignorance naïve ou de la mauvaise foi. Cependant, porter un tel jugement rapide sur nos précurseurs n’est pas entièrement satisfaisant pour apprécier la complexité de la réalité historique (bien qu’il soit indéniable que David Martin ait fait preuve d’entêtement et de véhémence immodérée).

Rappelons, pour replacer ce débat dans sa longue durée, que les réformateurs et leurs successeurs immédiats n’avaient accès qu’à une infime fraction de l’abondante masse d’informations à laquelle nous avons accès aujourd’hui. Par exemple, du vivant de Jean Calvin, moins d’une trentaine de manuscrits grecs du N.T. étaient recensés ! Du vivant des éditeurs de la Statenbijbel néerlandaise (milieu du XVIIème siècle), à peine une cinquantaine de manuscrits grecs du N.T. étaient vaguement catalogués. Pendant la période où œuvra David Martin (fl. 1663-1721), environ une maigre centaine de manuscrits grecs du N.T. étaient dûment répertoriés. Aujourd’hui, on en compte plus de 6000 !

Par ailleurs, comme l’explique Michael Marlowe, « entre le milieu du XVIème siècle et la fin du XVIIIème, presque personne ne ressentait le besoin de consulter les manuscrits, car les éditions du texte grec imprimées par Estienne étaient acceptées comme étant pratiquement équivalentes aux ‹ copies les plus approuvées › [ou ‹ les copies les plus fiables › selon le luthérien danois Niels Hemmingsen en 1569]. » Le phénomène de la paresse intellectuelle ne date pas d’hier matin. Or c’est justement une erreur typographique dans l’Editio Regia (le “texte reçu” grec édité par Robert Estienne en tant qu’imprimeur officiel du Roi de France à Paris en 1550) qui contribua tôt dans la Réformation à répandre l’idée fausse que l’addition non-johannique en 1 Jean 5:6-8 était excellemment attestée dans le corpus des manuscrits grecs du N.T.

Voici comment deux auteurs expliquent ce détour malencontreux de la philologie biblique occidentale :

La synthèse de J.P.P. Martin est aussi exacte qu’éloquente : L’imprimerie a fait oublier les manuscrits jusqu’au moment où l’on est revenu aux « originaux » (c’est-à-dire aux manuscrits grecs).

Voici l’extrait (annoté par moi-même) de la page 167 de l’Editio Regia de 1550 contenant l’addition non-johannique et la faute de typographie afférente :

Erreur de typographie dans le TR d’Estienne de 1550

C’est précisément cette erreur typographique qui conduisit divers intervenants du domaine de la bibliologie européenne à scander des énormités selon lesquelles la variante des trois témoins célestes « se trouve ès meilleurs exemplaires et plus corrects » (Calvin en 1562), qu’elle « [s]e trouve dans presque toutes les copies grecques » (la Statenbijbel en 1637), et que ces manuscrits fictifs « sont même » beaucoup « plus anciens » que les « manuscrits où ce passage ne se trouve point » (Martin en 1707). Mais ± cinq siècles plus tard, nous savons pertinemment que ce n’est pas le cas, et cette vérité est maintenant incontestable.

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Extrait BnF ms latin 15177, folio 171 verso (Abbaye de Foigny, Aisne, c. 1176)    À l’instar des motifs sur cette enluminure, le soi-disant “texte reçu” du N.T. est parfois très… mélangé !

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En 2002, le libraire, prédicateur et professeur réformé baptiste suisse Jean-Marc Berthoud (envers lequel j’ai un profond respect et auquel je suis grandement redevable pour ma compréhension théocentrique du monde, bien que je ne soit pas d’accord avec lui 100 % du temps) s’exprimait en ces termes dans le N° 216 de la Revue réformée :

« [B]ien des passages de nos Bibles figurent entre crochets carrés, et les notes qui accompagnent ces crochets sont truffées d’indications selon lesquelles tel ou tel passage ne se trouverait pas dans ‹ les plus anciens manuscrits ›, ou encore qu’il ne figurerait pas dans ‹ les meilleurs manuscrits ›. Le lecteur qui, frappé par de telles indications, voudrait en savoir davantage, reste sur sa faim. »

Monsieur Berthoud a parfaitement raison d’observer que de telles notes élusives – que l’on retrouve dans la plupart des Bibles protestantes françaises modernes – sont très agaçantes et soulèvent davantage de questions qu’elles ne fournissent de réponses. Cette sorte de note marginale ou infrapaginale est souvent encore plus fuyante, étant fréquemment formulée dans un style lapidaire qui se réduit typiquement à « un manuscrit dit … », « des manuscrits ont … », « une version / traduction ancienne lit … », sans jamais identifier clairement les témoins textuels auxquels il est trop vaguement fait allusion.

Il convient de remarquer, toutefois, que contrairement à ce que semble sous-entendre J.-M. Berthoud (?), ce genre d’annotation ultra-succincte n’est guère une innovation des éditeurs bibliques des XXème-XXIème siècles. Hélas, cette pratique discutable prévaut dans la culture éditoriale du protestantisme depuis le début de la Réformation au XVIème siècle ! Et ceci n’est pas une invention protestante, parce que cette pratique existait déjà dans les scriptoria byzantins médiévaux ; les éditeurs évangéliques de l’époque de la Réformation n’ont fait que transférer dans leurs éditions grecques imprimées cette procédure qui était déjà observable dans les manuscrits grecs qu’ils avaient sous leurs yeux.

Par exemple, dans la fameuse Bible d’Olivétan de 1535 (la toute première Bible française traduite à partir de l’hébreu et du grec) consultable sur Gallica ou sur e-rara, une note marginale est adossée au texte de la péricope de la femme adultère en Jean 8:1-11 et énonce « cette histoire […] ne se trouve point en plusieurs exemplaires » (c-à-d pas dans plusieurs manuscrits) :

Concernant cette péricope non-authentique, voici ce qu’écrivit Théodore de Bèze en note infrapaginale de son N.T. grec de 1598 :

« Ce verset [Jean 7:53], et ce qui intervient jusqu’à [Jean 8:11], ne se trouve ni dans l’interprétation syriaque [c-à-d la Peshitta araméenne], ni dans Chrysostome, […] ni dans Théophylacte [d’Ohrid, † c. 1126]. En outre, Eusèbe, dans son Histoire ecclésiastique [§ 3:39:17, c. 312-313], dit ouvertement que cette histoire d’une femme adultère est relatée par un certain Papias [de Hiérapolis, † c. 130] qui disait qu’elle se trouvait dans l’Évangile selon les Hébreux ; mais aucune mention n’en est faite dans Nonnos [de Panopolis, c. 400-465]. Enfin, Jérôme témoigne dans son Dialogue contre les pélagiens [§ 2:17, c. 415-416] qu’elle n’est pas écrite dans certains manuscrits. Parmi nos dix-sept [sic] anciens codices, seulement un [le Codex Regius (L019)] ne l’a pas. Quant à moi, je ne cache pas que je considère à juste titre comme suspect ce que les anciens, avec un tel consensus, rejetaient ou ignoraient. Aussi, une telle variété dans la leçon [c-à-d la profusion des sous-variantes] me fait douter de la fidélité de l’ensemble de ce récit. Ensuite, ce qu’elle raconte de Jésus laissé seul avec une femme dans le Temple, ce n’est pas probable ; ce n’est pas cohérent avec ce qui suit au verset 12. La narration que Jésus écrivit avec son doigt sur le sol m’appert inédite et anormale, et je ne peux pas deviner comment cela pourrait être expliqué de manière suffisamment plausible. Enfin, une telle variété de leçons fait douter de la fiabilité de l’ensemble du récit [bis repetita placent]. Cette histoire doit être supprimée. […] »

On peut lire une note marginale d’une teneur similaire à côté de l’addition non-johannique des trois témoins célestes en 1 Jean 5:6-8 dans la Bible de Genève française imprimée par Jean Michel dans la cité de Calvin en 1544 (consultée sur e-rara) : « ceci […] n’est pas en plusieurs exemplaires »…

Idem dans la Bible de Genève française imprimée par Jean Girard en 1551 (aussi consultée sur e-rara) :

Ce type de signalement de variantes textuelles dans des notes marginales était également une pratique courante dans les Bibles protestantes anglaises de l’époque la Réformation ; les éditeurs anglophones justifiaient l’inclusion de ces annotations par motif d’honnêteté.

Ainsi, étant conscient de l’authenticité douteuse de Luc 17:36 (« Deux seront aux champs : l’un sera pris, et l’autre laissé », Martin 1707), William Wittingham relégua ce verset en note marginale (décalant donc la numérotation du v. 37 vers le bas) dans la célèbre Geneva Bible anglaise de 1560, la toute première Bible anglaise complète à adopter le système de subdivision en versets qu’elle emprunta à la Bible de Genève française de 1553 (subdivision depuis lors devenue universelle) :

Toujours concernant Luc 17:36, la King James Bible anglicane de 1611 (ci-après « KJB 1611 ») contient une note marginale informant le lecteur que « ce verset 36 est manquant dans la plupart des copies grecques » — il est présent dans le Codex Bezæ (D05), dans des mss césaréens ainsi que dans d’anciennes traductions latines et coptes :

Cette même KJB 1611 contient une note en marge de Luc 10:22 informant le lecteur que « plusieurs copies anciennes ajoutent les mots “Et se tournant vers ses disciples, il dit” » :

Cette clause supplémentaire insérée au début de Luc 10:22 est dans le Codex Alexandrinus (A02) et dans la majorité des manuscrits tardifs (𝕸), mais n’est pas dans le Papyrus 75 (datant de l’an ≈ 200) ni dans les codices Sinaïticus (01), Vaticanus (B03), Bezæ (D05), Regius (L019) et Zacynthius (Ξ040), ni dans l’onciale 070 (datant du VIème s.), ni dans le minuscule 33 (datant du IXème s.).

Similairement, dans Actes 25:6, la KJB 1611, qui lit « he had taried among them more than ten days », contient une note qui signale : « Or, as some copies read, “no more than eight or ten days”. »

À cet égard, une comparaison rapide d’Actes 25:6 dans différentes versions françaises basées sur le texte reçu (TR) grec permet d’apercevoir un demi-millénaire d’indécision :

  • À l’Épée 1540 : « plus de dix jours ».
  • Calvin 1560 : « que dix jours ».
  • Genève 1588 : « pas plus de dix jours ».
  • Martin 1707 : « pas […] plus de dix jours ».
  • Ostervald 1724 : « pas […] plus de dix jours ».
  • Ostervald 1996 : « que dix jours ».
  • Ostervald 2018 : « plus de dix jour ».
  • Synodale 1920 : « huit à dix jours seulement ».
  • LSG-SBT 1982 : « que huit à dix jours ».
  • Lausanne 1872 et 2022 : « plus de dix jours ».
  • KJF 2022 : « plus de dix jours ».

Qu’est-ce qui explique cet interminable va-et-vient ? C’est que la tradition textuelle byzantine est scindée en trois branches sur ce verset. Une branche du texte byzantin lit, conjointement avec le texte alexandrin, « que huit à dix jours » ou « pas plus de huit à dix jours » ; une deuxième branche du texte byzantin lit « plus de dix jours » (incluant le Codex Angelicus (L020) et le Codex Mutinensis (H014), deux onciaux du IXème s.) ; puis une troisième branche du texte byzantin lit « plus de huit jours » (Bible Segond 21 avec notes de référence, 2007, p. 1331 ; N.T. d’Albert Rilliet, 1858, p. 4 et 368 ; N.T. d’Edmond Stapfer, 1889, p. 25-26).

Autrement dit, il y a des variantes internes dans la masse des manuscrits du texte-type byzantin, et il y a des variantes internes dans le corpus des éditions imprimées du texte-type dit “reçu” ! Cette réalité concrète réfute sévèrement la prétention des partisans de l’exclusivité du TR qui plaident que l’adhésion inconditionnelle au TR est le dogme salutaire permettant d’éviter le « danger » posé par le filtrage des variantes textuelles manuscrites via un exercice diligent de critique textuelle.

Certaines de ces variantes textuelles intra-TR constituent des contradictions intestines criantes. Par exemple, dans la Geneva Bible anglaise de 1560, la variante retenue dans le texte principal lit « show me thy faith out of thy works », tandis que la variante placée en note marginale lit « or, “without works” » :

Même verset, KJB 1611, inversion de la hiérarchie des leçons : La variante promue au texte principal lit « show me thy faith without thy works » ; la variante rétrogradée au texte marginal lit « some copies read “by thy works” » !…

Malgré que les savants pro-TR ont déjà eu 500 ans pour se démêler, cette incompatibilité réciproque entre ces deux variantes intra-TR en Jacques 2:18 s’observe encore entre les récentes révisions de la Bible d’Ostervald (2018) et du N.T. de Lausanne (2022), qui énoncent respectivement « ta foi sans tes œuvres » versus « ta foi par tes œuvres ».

Un autre exemple flagrant de problème textuel intra-TR qui demeure irrésolu en ce début de XXIème siècle se trouve en Apocalypse 16:5, où Ostervald 2018 énonce « qui étais et qui seras », leçon qui est mutuellement incompatible avec Lausanne 2022 qui énonce « qui étais et le saint ». Si les tenants du TR veulent un jour purger leurs versions de ces incohérences, ils devront inévitablement s’astreindre à un travail de critique textuelle… et par cette démarche même, reconnaître que le TR n’est pas méthodologiquement supérieur aux autres textes néotestamentaires grecs académiques, eux aussi modelés par ce que l’on appelait jadis la critique sacrée.

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Tableau — Le TR contre le TR

Le tableau inséré dans le document ci-dessous présente un échantillon élargi d’une douzaine de variantes textuelles intrinsèques dans la tradition du textus receptus grec avec leurs correspondances dans des Bibles françaises basées sur cette tradition textuelle et – information qui n’est pas précisée dans la demie-douzaine d’exemples évoqués ci-dessus – l’indication précise des éditions-sources du TR grec où se retrouvent ces leçons disparates. Il va sans dire que le TR n’échappe pas à l’indispensable nécessité de la critique textuelle.

Ce document est aussi accessible sur Calaméo ou en téléchargement direct ici.

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Cas additionnels de variantes textuelles intra-TR

En Luc 2:33, les cinq éditions consécutives du TR d’Érasme de Rotterdam (1516, 1519, 1522, 1527 et 1535) se lisent toutes « son père et sa mère » (de Jésus). Cette lecture érasmienne est conforme au Papyrus 141 (datant de l’an ≈ 250), aux codices 01, B03, D05, L019 et W032, ainsi qu’à des mss césaréens, vieux-syriaques, coptes et latins. Cette leçon originale est reflétée dans la Bible d’Olivétan de 1535, la Bible à l’Épée de 1540, la Bible de Louvain de 1550 et les Bibles de Genève françaises de 1553 & 1560.

Toutefois, les éditions du TR de Robert Estienne (1550), de Théodore de Bèze (1598) et d’Isaac Elzévir (1624) se lisent toutes « Joseph et sa mère » (de Jésus). Cette altération se retrouve dans le codex A02 et les mss 𝕸, ainsi que dans des mss césaréens, syriaques et vieux-latins. Cette leçon falsifiée se répercute dans la Bible de Genève de 1588, la Bible Martin de 1707, la Bible de Lausanne de 1872, les Bibles d’Ostervald révisées de 1996 & 2018, etc.

Comme l’observait Érasme lui-même, cette interpolation s’explique par un excès de zèle de certains copistes ayant voulu insister sur la conception miraculeuse et la naissance virginale de Christ. Or la négation de la paternité de Joseph qui en résulte – en plus de générer une contradiction interne dans le sacro-saint “texte reçu” – contredit frontalement la révélation du Saint-Esprit qui, s’exprimant via l’évangéliste Luc, enseigne clairement que Joseph, sans être le géniteur charnel de Jésus, était bel et bien son père terrestre (Luc 2:41, 2:43, 2:48, 3:23 et 4:22 — malgré que divers scribes aient aussi modifiés le libellé de ces trois v. du ch. 2, les copistes byzantins n’ont pas osés le faire au v. 48, qui est justement le plus explicite).

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En 1 Jean 2:23, les TR grecs d’Estienne 1550 et Elzévir 1624 se lisent simplement « Si quelqu’un n’a pas le Fils, il n’a pas non plus le Père », et le verset s’arrête là. Ceci se reflète dans les Bibles TR françaises Olivétan 1535, Épée 1540, ainsi que Lausanne 1872 & 2022.

Mais dans les TR grecs de Bèze 1598 et Scrivener 1894, ce verset est deux fois plus long et se poursuit par une phrase supplémentaire qui se lit « celui qui se déclare publiquement pour le Fils a aussi le Père » (ou équivalent). Cela se reflète dans les Bibles TR françaises Calvin 1553 & 1560, Genève 1588, Martin 1707 & 1744, ainsi qu’Ostervald 1996 & 2018.

C’est donc ici encore une phrase entière qui est complètement absente dans certaines itérations du TR mais bien présente dans d’autres itérations du TR ! Cette embêtante réalité créa un dilemme pour les éditeurs bibliques des XVIIème-XVIIIème siècles. C’est pour cette raison que dans la KJB 1611, la seconde phrase est imprimée en caractères romains (tandis que le reste du texte est imprimé en caractères gothiques) afin de bien la distinguer et d’exprimer l’hésitation des éditeurs :

Dans la KJB révisée par Benjamin Blayney (parue en 1769), cette hésitation – et incidemment cette variante intra-TR – est exprimée par la mise en italique de la phrase concernée :

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En 1 Jean 3:16, les TR grecs d’Érasme 1516 à 1535, Estienne 1546 à 1551, Bèze 1565 et Elzévir 1624 & 1633 se lisent « il / lui / celui-ci a donné sa vie pour nous » (ou équivalent), ce qui se reflète dans les Bibles TR françaises Olivétan 1535, Épée 1540, Calvin 1553 & 1560, Castellion 1555, Genève 1588, Martin 1707 & 1744, Ostervald 1724, puis Lausanne 1872 & 2022.

Par contre, les TR grecs de Bèze 1582 à 1598 et Scrivener 1894 se lisent « Dieu a donné sa vie pour nous », ce qui se reflète dans les Bibles TR anglaises KJB 1611 puis Webster 1833. (Quant aux versions KJB 1769, Ostervald 1771 & 1996 & 2018, puis KJF 2022, elles gomment la divergence textuelle en ayant « Dieu a donné … » ou « Jésus-Christ a donné … » mais en mettant le(s) mot(s) spécieux en italique pour préciser qu’ils ne sont pas dans leur texte-source grec.)

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Dans son article A Critical Apparatus of the Textus Receptus Tradition, le professeur de langues bibliques Timothy Decker dénombre 82 variantes intra-TR dans les seuls trois chapitres du Sermon sur la Montagne (Matthieu 5 à 7), dont 32 variantes majeures ! Dans son article Which Textus Receptus ? A Critique of Confessional Bibliology, le docteur en herméneutique néotestamentaire Mike Ward analyse aussi d’autres variantes textuelles intra-TR traduisibles en 2 Corinthiens 11:10, 2 Thessaloniciens 2:4, Philémon 1:7, 1 Pierre 1:8, Jacques 5:12, 1 Jean 1:5, Apocalypse 7:10 et Apocalypse 11:2.

Dans une œuvre publiée en 1873 (et récemment réimprimée), Frederick Scrivener calcule que dans le processus de traduction du N.T. de la Bible du roi Jacques de 1611, lorsqu’il existait des contradictions entres les multiples éditions du TR auxquels ils avaient accès, les traducteurs anglicans ont choisis des variantes de Bèze contre Estienne 111 fois, des variantes d’Estienne contre Bèze 59 fois (dont 46 variantes traduisibles), et des variantes d’une source tierce (la Vulgate, Érasme ou la Complute) contre Estienne & Bèze 67 fois !

Pour conclure, il convient de citer l’article susmentionné du Dr Mike Ward où il synthétise la situation (aux p. 72-73) : « Les différences [internes au TR] ne sont pas aléatoires ou dénuées de sens ; elles ne sont pas l’équivalent de fautes de frappe. Elles donnent lieu à des traductions différentes — et quelqu’un doit choisir quelle variante du TR traduire et quelle exclure ou mettre en marge. Les traducteurs de la KJV ont dû le faire. Érasme a dû le faire. Tous ceux qui impriment un Nouveau Testament grec ou une traduction de la Bible doivent le faire. Le problème de la critique textuelle ne disparaîtra pas. […] Les positions pro-TR sont typiquement utilisées pour éliminer l’incertitude, pour obvier tout besoin pour les humains de ‹ s’asseoir en jugement › au-dessus du texte de l’Écriture. Mais cela ne fonctionne pas lorsque “le” TR n’est pas lui-même absolu [c-à-d que “le” texte du TR est incertain à cause des variantes intra-TR]. Et si des mots totalement différents sont des ‹ différences triviales › lorsqu’elles se produisent entre les [diverses éditions du] TR mais des ‹ corruptions › lorsqu’elles se produisent entre le TR et le TC [= Texte Critique], on peut se demander où se trouve la limite entre trivial et corrompu. »

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