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Posts Tagged ‘théodore de bèze’

Folio 415 verso montrant le début du Livre des Actes des Apôtres dans le Codex Bezæ (D05) copié dans le Sud-Est de la Gaule vers l’an 400 et conservé à la Bibliothèque de l’Université de Cambridge (Angleterre) depuis 1581

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Un refrain que l’on entend souvent, dans les débats sur le thème des différentes versions de la Bible, est que certains mots ou certains passages seraient malicieusement « enlevés », « retirés » ou « supprimés » dans les traductions du Nouveau Testament qui ne sont pas basées sur le texte reçu (TR) grec.

Dans l’Anglosphère, certains militants évangéliques fondamentalistes érigent carrément de cette idée de « passages manquants » en cheval de bataille dans leurs parutions. Ainsi, les Chick Publications (l’éditeur des Chick Tracts populaires dans les décennies 1970 à 1990) vendent un livre intitulé Look What’s Missing! et deux DVDs intitulés Is Your Bible Missing Something? (volume 1 ; volume 2). Semblablement, le pasteur baptiste américain Scott Ingram (au Tennessee) vulgarise son mécontentement en ces termes : « Les érudits modernes pensent que nous avons perdu quelque chose que Dieu a dit que nous ne perdrions jamais [sic] et ils essayent de reconstruire un texte qui n’a jamais existé [sic] en supprimant l’équivalent de 1 & 2 Pierre de nos Nouveaux Testaments. »

En Francophonie, plusieurs tiennent ce même discours. Par exemple, la Préface du N.T. de la Bible de Lausanne révisée (BLR) – traduite par Timothy Ross, Philippe Lacombe et Marcel Longchamps et éditée par la Société Biblique Trinitaire (SBT) en 2022 – énonce : « Certaines traductions modernes omettent des versets entiers en suivant cette méthode [c-à-d en n’utilisant pas le TR comme texte de base]. Tout au long du Nouveau Testament, dans les traductions qui ont adopté cette méthode naturaliste [sic], il manque des mots et des parties de versets. » (p. IV).

Dans le manifeste officieux de cette SBT, on peut également lire ceci :

« Après avoir examiné Aleph [c-à-d le Codex Sinaïticus (01)], le Pr. F.H.A. Scrivener l’a déclaré ‹ mal écrit › et ‹ bourré de grossières erreurs de transcription ›, au point ‹ d’omettre des lignes entières de l’original ›. […] Il s’avère que beaucoup de passages manquent dans B[03] (Vaticanus) […] Force est de conclure que c’est le texte alexandrin qui est défectueux. On peut l’accuser d’avoir raccourci le texte byzantin. » (Malcom Watts, La Parole que donna le Seigneur, SBT, 2012, p. 28 et 30).

La Préface de la King James Française (KJF) traduite par Nadine Stratford et éditée par la First Bible Church de Staten Island (dans l’État de New York) en 2022 se fait l’écho de ces récriminations en se plaignant que « toutes les versions modernes anglaises » de la Bible contiennent de « nombreuses omissions et incohérences », et que « toutes les versions françaises » modernes de la Bible sont coupables de « ces mêmes omissions, outranciers changements et contradictions » (p. II).

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Tel que nous le constaterons dans le prochain article de la présente série sur la critique textuelle du N.T., un bon nombre des variantes textuelles caractéristiques du texte reçu sont des altérations illégitimes (comme la leçon « livre de vie » en Ap 22:19) ou des ajouts non-authentiques (comme l’addition des trois témoins célestes en 1 Jn 5:6-8) qui viennent tout droit de la Vulgate latine du Moyen Âge tardif. Pire, certaines variantes du TR furent carrément inventées par les créateurs du TR, comme la leçon « et qui seras » en Ap 16:5 in fine qui fut fabriquée de toutes pièces par Théodore de Bèze en 1588-1589.

Il n’y a pas de formule magique ou d’argument massue que l’on puisse invoquer pour résoudre d’un seul coup la totalité des problèmes textuels. Chaque cas est unique et requière sa propre analyse à tête reposée à la lumière du maximum de sources disponibles. Je ne prétendrai donc pas que c’est toujours le plus long texte qui soit le bon. Cependant, cela semble être la pensée des partisans du TR cités ci-dessus. Et cette pensée est très paradoxale, parce que le TR – ou plus généralement le texte-type byzantin – n’a pas toujours le plus long texte !

En effet, le texte-type occidental porte souvent un texte plus élaboré que le TR / texte byzantin. Les illustrations potentielles de ce phénomène abondent. Prenons, par exemple, Matthieu 25:1, qui se lit comme suit dans la Bible d’Ostervald : « Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent au-devant de l’époux. » (Mission baptiste Maranatha, 1996.) Mais dans le texte grec occidental, ce verset se lit plutôt comme suit : « Alors on comparera le Royaume des cieux à dix vierges qui, prenant leurs lampes, sortent à la rencontre de l’époux et de l’épouse. » (C.-B. Amphoux, L’Évangile selon Matthieu : Codex de Bèze, Éditions Le Bois d’Orion, 1996, p. 203.) Alors, qui est-ce qui supprime des parties de versets, maintenant ?!

Et il y a plus. En Matthieu 20:28, le texte reçu / byzantin se lit comme suit (Ostervald) : « Comme le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. » Toutefois, dans le texte occidental, ce verset contient trois phrases omises dans le texte byzantin : « Comme le fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. Vous, vous cherchez à augmenter ce qui était petit et à diminuer ce qui était grand. Si vous entrez et êtes invités à dîner, n’occupez pas les places d’honneur, de peur qu’un autre plus digne que toi ne survienne et que le maître de table s’approchant ne te dise : “Mets-toi un peu plus bas”, et que tu en aies honte. Si tu occupes une place plus modeste et que survienne un autre plus modeste que toi, le maître de table te dira : “Place-toi un peu plus haut”, et cela te sera favorable. » (C.-B. Amphoux, op. cit., p. 169 et 254.) Si nous devions adopter le même genre de réaction impulsive que celui des activistes pro-TR à ce lieu-variant, nous pourrions nous exclamer : Ah ! Horreur et damnation ! Le texte reçu a retranché 61 mots grecs dans un seul verset de la Très-Sainte Parole de Dieu ! Quelle scandaleuse impiété !

Et il y a encore plus. *Beaucoup* plus. Voici ci-dessous quatre documents où l’on peut prendre connaissance de nombreux mots et passages présents dans les manuscrits du texte-type occidental mais absents des manuscrits du texte-type byzantin. (Pour la plupart de ces occurrences, les clauses concernées sont aussi absentes des manuscrits du texte-type dit alexandrin, mais ceci n’est pas problématique pour les adhérents du texte alexandrin puisqu’ils n’emploient pas les mêmes critères que les adhérents du texte reçu / byzantin pour évaluer les variantes.)

On m’excusera d’avoir utilisé des textes anglais pour la confection de la majeure partie de ces documents. Cela s’explique par le fait de larges pans du texte occidental sont aisément disponibles en ligne en traduction anglaise gratuite, tandis que le matériel équivalent est assez dispendieux en traduction française. Certes, les notes infrapaginales de la Bible d’étude NBS des Éditions Bibli’O fournissent maintes traductions des leçons occidentales, mais je ne l’ai réalisé qu’après avoir déjà complété le gros du travail (et de toutes façons ces notes n’identifient pas explicitement les témoins textuels cités, ce qui est plutôt malcommode).

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Titulature christique dans le Livre des Actes des Apôtres — Les lacunes du “texte reçu” :

Fichier aussi accessible en téléchargement direct ici.

Passages du texte-type occidental manquants dans le texte-type byzantin (Actes 1 à 13 et 16 à 22) :

Fichier aussi accessible en téléchargement direct ici.

Passages du texte-type occidental manquants dans le texte-type byzantin (Actes 14 et 15) :

Fichier aussi accessible en téléchargement direct ici.

Passages du texte-type occidental manquants dans le texte-type byzantin (Actes 23 à 28) :

Fichier aussi accessible en téléchargement direct ici.

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Explications sur le texte-type occidental

Feu Neville Birdsall (1928-2005), qui fut un prédicateur baptiste britannique, un chargé de cours à l’Université de Leeds puis un professeur à l’Université de Birmingham pendant 25 ans où il occupa la chaire de critique textuelle du N.T., explique que « [d]ans les Actes, des modifications ont sans doute été faites pour des motifs littéraires ou par désir de vulgarisation. […] Le matériau que l’on appelait […] ‹ texte occidental › témoigne de la coexistence, dans des traditions spécifiques, de leçons anciennes avec des éléments de toute évidence secondaires. » (Grand Dictionnaire de la Bible, “Textes et versions”, Éditions Excelsis, 2010, p. 1663).

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Les citations suivantes, traduites (par moi-même) du Textual Commentary on the Greek New Testament de Bruce Metzger (Alliance Biblique Universelle, 1971, ci-après « TCGNT »), fournissent davantage de repères permettant de bien saisir la nature du texte-type occidental dans le Livre des Actes des Apôtres.

« Des érudits expliquent la forme distinctive du texte occidental [du Livre des Actes] comme étant due à de l’interpolation. Ils maintiennent que dans les âges primitifs de l’Église, le texte du Nouveau Testament [ou plus spécifiquement d’Actes, voir l’observation de F.F. Bruce ci-dessous] n’était pas [encore] vu comme étant sacré [c-à-d divinement inspiré], et donc les scribes estimaient avoir la liberté d’en modifier la forme ainsi que d’y incorporer toutes sortes de détails additionnels venant de la tradition orale. Ainsi, le texte occidental, selon cette explication, représente la croissance libre et incontrôlée du texte pendant les Ier et IIème siècles. » — Metzger, TCGNT, p. 264

« Il y a des variantes d’une autre sorte, qui est particulière au texte occidental d’Actes. Celles-ci incluent maintes additions, longues et courtes, dont la nature et la substance révèlent la main d’un réviseur. […] Le réviseur – qui était évidemment un érudit méticuleux et bien informé – élimina des manques de transitions [littéraires] et des écarts [narratifs] puis ajouta des détails historiques, biographiques et géographiques. Apparemment, le réviseur fit son travail à une date précoce [“vraisemblablement entre 120 et 150 ap. J.-C.” dixit R.P.C. Hanson, p. 266], avant que le texte d’Actes n’en soit venu à être regardé comme un texte sacré devant être préservé de manière inviolable. » — Metzger, TCGNT, p. 270

« Le point de vue qu’en général, le texte alexandrin préserve plus fidèlement l’œuvre de l’auteur original et que le texte occidental reflète l’œuvre d’un réviseur fut mis de l’avant avec beaucoup d’érudition par James Hardy Ropes, [lequel explique :] ‹ L’objectif du réviseur “occidental”, tel que montré par son œuvre, était l’amélioration littéraire et l’élaboration en accord avec son propre goût, qui était quelque peu différent de celui de l’auteur [c-à-d Luc l’Évangéliste]. Il visait à améliorer les connexions, à éliminer les inconsistances superficielles, à combler des petits écarts, et à fournir une narration plus complète et continue. Où cela était possible, il aimait introduire des points venant de passages parallèles ou similaires, ou à compléter les citations venant de l’Ancien Testament. Son style était spécialement caractérisé par l’accentuation littéraire [au moyen d’adjectifs et d’adverbes] et un usage plus abondant de lieux communs religieux. Son effort de fluidité, de complétude et d’emphase [observable] dans son expansion eut usuellement pour résultat un style plus faible, montrant souvent une sorte de super-abondance en énonçant expressément ce que tout lecteur aurait compris sans le supplément diluant du réviseur. › » — Metzger, TCGNT, p. 265

« Dans aucun de ces trois cas [variantes amélioratives non-distinctives, variantes amélioratives caractéristiques du texte-type occidental et variantes amélioratives propres au Codex Bezæ], le texte “occidental” ne conserve pour nous le texte original de ce Livre [des Actes]. [… Cependant,] certaines des informations incorporées dans certaines expansions occidentales peuvent très bien être factuellement exactes [c-à-d historiquement véridiques], quoique ne dérivant pas de l’auteur original d’Actes. » — Metzger, TCGNT, p. 271-272

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Concernant la thèse de la réception comparativement tardive (j’ai bien dit comparativement) des Actes des Apôtres dans l’Église primitive – ou si vous préférez, la compréhension comparativement tardive de sa canonicité (je ne réfère pas ici aux synodes & conciles des IVème-VIème siècles où fut actée la reconnaissance officielle du canon, mais à sa reconnaissance officieuse tacite survenue dès les Ier-IIIème siècles) – cette observation de Frederick Fyvie Bruce est pertinente pour situer chronologiquement l’origine du texte-type occidental d’Actes :

« Contrairement à la plupart des autres livres du N.T., les deux tomes de l’œuvre de Luc ne semblent pas avoir été écrits en relation étroite avec des Églises : ils n’étaient pas spécialement adressés à une communauté chrétienne et n’ont [initialement] pas circulé parmi les Églises. [… L]’œuvre de Luc fut [au départ] surtout diffusée dans les milieux païens pour lesquels elle avait d’ailleurs été rédigée. Il est donc possible qu’un certain temps se soit écoulé entre la date de sa première publication et son utilisation courante dans les Églises en tant qu’écrit chrétien faisant autorité. » (Grand Dictionnaire de la Bible, “Actes des Apôtres”, loc. cit., p. 20).

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Une version téléchargeable de cet article est disponible ici.

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ReformCopenhage

Monument de la Réformation à Copenhague au Danemark

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Quelle attitude les citoyens chrétiens doivent-ils adopter lorsque le pouvoir civil se transforme en monstre totalitaire et qu’il veut imposer aux chrétiens des contraintes et des pratiques opposées à leurs droits sacrés et leur conscience ? Au XVIe siècle, les réformateurs genevois Jean Calvin et Théodore de Bèze étaient confrontés à cette difficulté : leurs coreligionnaires dans le royaume de France voisin étaient durement persécutés car ils refusaient de se plier à des superstitions païennes (les prières à d’autre entités que Dieu par exemple… la Bible affirme que l’on doit rendre un culte à Dieu uniquement… « Jésus lui dit : retires-toi Satan ! car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu le serviras Lui seul » Matthieu  4:10).

Le texte qui suit est un abrégé de l’article Qu’est-ce qu’un pouvoir légitime pour Calvin ? paru dans la revue Rives Méditerranéennes qui relate comment les réformateurs ont résolus cette épineuse question.

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Pour Calvin, il était impératif de commencer par rappeler que les vrais chrétiens ont besoin d’un gouvernement, contrairement à ce qu’affirmaient alors certains anabaptistes [proches des mennonites, distincts de ceux ayant fomentés la Guerre des Paysans d’Allemagne en 1525-1526 puis instauré une dictature communiste & polygame à Münster en 1534], qu’ils peuvent avoir à recourir aux armes si la guerre s’avère nécessaire, mais encore ont offices, charges, et obligations publiques diverses à assurer au temporel. Et pour revenir à la question de la part qui reviendrait aux hommes dans le choix de leur gouvernement, le commentaire par Calvin des versets 13 & 14 du chapitre 2 de la Première Épître de Pierre est significatif […] Voici comment Calvin rectifie la mauvaise interprétation qui est faite du verset 13 (« soyez donc sujets à tout ordre humain ») de cette épître, de la notion d’« ordre humain » et quelle lecture il en propose :

Je ne doute point que l’Apostre n’ait voulu denoter l’ordre que Dieu a disposé pour gouverner le genre humain. Car le verbe dont est déduit le nom Grec qui est yci mis, signifie Edifier (fabricare) ou disposer un bastiment. Ainsi donc le mot d’Ordre (ordinatio) convient bien, par lequel sainct Pierre remonstre que Dieu fabricateur du monde n’a point laissé le genre humain en confusion & desordre, afin qu’il vive à la manière des bestes brutes : mais a voulu qu’une chacune partie fust mise en son lieu, comme en un bastiment bien composé. Et cest ordre est appelé Humain : non pas que les hommes l’ayent inventé (inventa fuerit), mais pource que la façon de vivre bien ordonnée et compassée, appartient proprement aux hommes [i].

Du droit de Dieu à limiter le pouvoir des magistrats ou les bornes de l’obéissance

Mais ce n’est pas à dire qu’il nous faille cependant deroguer au souverain empire de Dieu pour complaire à ceulx qui ont preeminences dessus nous. Comme si les roys veullent contraindre leurs subjectz à suyvre leurs superstitions et ydolatries. O là ilz ne sont plus roys, car Dieu n’a pas resigné ny quicté son droit quand il a estably les principaultés et seigneuries en ce monde [ii].

Lorsque les commandements des rois sont contraires à ceux de Dieu, ils perdent l’autorité qu’ils tenaient directement de lui. […] Il ne faudra pas supporter du magistrat, du père ou du maître, qu’ils transgressent les commandements divins. Lorsque Dieu a fait l’honneur à certains d’être pères, le fait que ces derniers aient le droit de paternité sur leurs enfants ne signifie pas que Dieu lui-même ne continue pas d’être un père à part entière des corps et des âmes. La même logique s’applique au magistrat et au maître, et ici le service de Dieu ne souffre plus d’écart :

Quand il adviendra que les roys vouldront pervertir la vraye religion, que les peres aussi vouldront trainer leurs enfans ça et là, et les oster de la subjection de Dieu, que les enfans distinguent icy […] Mais ce pendant qu’ilz advisent [prennent conscience] qu’il leur vauldroit mieulx mourir cent foys que de decliner du vray service de Dieu. Qu’ilz rendent donc à Dieu ce qui luy appartient, et qu’ilz mesprisent tous esdictz et toutes menaces, et tous commandemens et toutes traditions, qu’ilz tiennent cela comme fient et ordure, quand des vers de terre se viendront ainsy adresser à l’encontre de celuy auquel seul appartient obeissance [iii].

Il ne faut donc pas oublier que les rois demeurent assujettis à Dieu, de même en est-il pour les pères et les mères, et ainsi pour les maîtres.

Sainct Paul donc nous monstre comment et jusques là où nous debvons obeir à peres et meres : c’est asçavoir en Dieu, dit-il, que nous avons ces bornes là, c’est-à-dire que nous [ne] deroguions en façon que ce soit à l’authorité de Dieu, pour complaire à nulz hommes de quelque estat, quallité ou dignité qu’ilz ayent [iv].

Les bornes du pouvoir du magistrat sont en Dieu, et ce sont ces bornes-là qui, outrepassées, autorisent la désobéissance légitime.

Tout pouvoir n’est pas légitime, ou la désobéissance légitime

Contrairement à ce qui serait une pure et simple soumission, l’obéissance due aux magistrats a sa limite. Ce qui n’est pas permis à un magistrat, dit Calvin, c’est de chercher à détourner ses sujets de leur devoir à l’égard de Dieu en interdisant la vraie religion, par exemple. Ceux-là ne sont plus rois, explique Calvin. Ils ont perdu leur autorité : la tyrannie n’est pas de Dieu. […] Nous ne nous appuierons ici que sur le Droit des Magistrats de Théodore de Bèze pour le montrer. D’entrée l’auteur prend appui sur les Tables de la Loi [Dix Commandements]. En posant comme il le fait que Dieu doit être obéi sans aucune exception, Théodore de Bèze limite d’emblée la puissance des magistrats. En effet, en rappelant le caractère perpétuel et immuable de la volonté de Dieu et son statut de règle de justice, il note également que les princes ne sont pas toujours « la bouche de Dieu pour commander ». Ainsi, faudra-t-il ne pas tout accepter.

Ce qui apparaît de manière originale et tout à la fois prolonge les conclusions de Calvin sur la question, c’est le caractère pour partie moral de ce qui permet de fonder la désobéissance. En effet, Théodore de Bèze présente les commandements divins en les répartissant suivant les deux Tables, l’une prescrivant les devoirs religieux, l’autre les devoirs proprement moraux. Nous devons obéissance aux magistrats, explique-t-il, mais à cette seule condition qu’ils ne commandent rien qui soit irréligieux, ni rien qui soit inique.

Théodore de Bèze ne fait ici que donner à réfléchir, en s’appuyant sur des exemples à la fois antiques et bibliques, sur le contenu de tels devoirs, et sur la limite à ne pas franchir dans l’obéissance aux magistrats. Si cette limite est franchie, si les rois « veullent contraindre leurs subjectz à suyvre leurs superstitions et idolatries », « O là ilz ne sont plus roys… ». Si, chez Calvin, la désobéissance ne fait jamais que l’objet d’une affirmation ici ou là, chez ses coreligionnaires monarchomaques, le devoir d’obéissance devient en quelque sorte l’objet d’un traitement systématique des limites posées à l’obéissance. Tout d’abord, un magistrat ne pourra pas autoriser ce que la 1ère Table contenant les devoirs religieux (piété) interdit ou au contraire ne pourra pas interdire ce qu’elle prescrit. Quant à la 2ème Table qui concerne nos devoirs à l’égard des autres hommes (charité), il ne faut pas non plus que les magistrats nous les fassent transgresser. […]

Les deux bornes de l’obéissance au magistrat, Théodore de Bèze le dit explicitement, sont donc les deux devoirs de piété et de charité. L’auteur peut ainsi formuler sous la forme d’une question celle de la limite de l’obéissance : « Jusques ou le subjet doit presumer estre juste ce qui luy est commandé [v] ? » Il n’y a pas lieu de s’étonner en effet du fait que la conscience soit placée ainsi à la source de l’interrogation, qui, explique l’auteur, ne doit surtout pas surgir chaque fois qu’un magistrat commande quelque chose. C’est seulement :

Si leur conscience est en doute […] ils peuvent et doivent, par quelque honneste et paisible moien, s’enquerir quelle raison et droiture peut estre en ce qui leur est commandé de faire, ou de ne faire point [vi].

Théodore de Bèze poursuit ainsi son enquête et se demande ensuite « Jusques ou s’estend cette resolution de n’obeir point aux commandements irreligieux ou iniques des magistrats [vii] ? » D’où la question de la vocation qui s’articule elle aussi parfaitement à ce qu’avait avancé Calvin. On expliquera par là qu’il ne peut être reconnu aux particuliers un « droit » de résister à une tyrannie manifeste, mais on justifiera parfaitement, en revanche, que les magistrats inférieurs, ainsi que les États [États Généraux, convoqués depuis le Moyen Âge à une fréquence variable d’un pays à l’autre] soient habilités à le faire. De plus, la désobéissance peut se traduire par un simple refus (désobéissance passive), mais elle peut aussi ajouter à ce refus une part active qui peut consister par exemple à sauver des vies. Les exemples que Théodore de Bèze tire de l’histoire ancienne ou du récit biblique sont dès lors destinés à montrer essentiellement qu’il nous est « commandé de Dieu de secourir nos freres en danger selon nostre pouvoir et vocation [viii] ». Vient enfin la question de savoir « Que c’est qu’un homme doit faire en bonne conscience, cas advenant qu’au lieu de le vouloir faire executeur d’une chose mauvaise, l’iniquité des magistrats s’adresse contre lui-mesmes [ix] ? », mais surtout celle de la résistance armée sur laquelle repose l’essentiel de la réponse argumentée du traité, la question de savoir « Si les subjets ont quelque juste moien, et selon Dieu, de reprimer, mesmes par la voie des armes, si besoin est, la tyrannie toute notoire d’un souverain magistrat [x] ? » […] La prise en compte résolue d’une résistance qui serait légitime conduit Théodore de Bèze à envisager une justification qui […] insiste sur la création des magistrats par les peuples eux-mêmes :

Je di donc que les peuples ne sont point issus des magistrats, ains que les peuples ausquels il a pleu de se laisser gouverner ou par un prince, ou par quelques seigneurs choisis, sont plus anciens que leurs magistrats, et par consequent que les peuples ne sont pas creez pour les magistrats : mais au contraire les magistrats pour les peuples [xi].

Bien entendu, Théodore de Bèze maintient l’idée d’une ordonnance divine, mais sans doute donne-t-il […] à la question de l’origine des magistrats et à celle de leur légitimité, la signification d’une recherche de fondement.

Conclusion

Les textes monarchomaques inspirés de la théologie calvinienne font partie de ces premiers textes politiques où la question de la légitimité se pose dans des termes dans lesquels nous la pensons encore aujourd’hui. Suffiraient à le prouver les questions elles-mêmes à partir desquelles le Droit des Magistrats et les Vindiciae Contra Tyrannos de Philippe de Mornay construisent leur progression, ainsi que le fait même qu’elles impliquent une réflexion sur les cas qui autorisent ou non la résistance. Cela traduit la recherche d’un fondement proprement humain et atteste que nous sommes en présence d’une compréhension qui est encore la nôtre du concept de légitimité. C’est donc en effet que celle-ci n’est plus donnée, qu’elle ne se confond plus avec le fait, mais qu’elle nécessite une réflexion sur ce qui est juste en droit. La distinction entre fait et droit prend nécessairement le relais d’une lecture proprement religieuse de ce qui est dit « légitime ». Comme y insiste Théodore de Bèze, « la Providence de Dieu n’empesche point une juste defense [xii]. »

Références

[i] Commentaires de Jehan Calvin sur toutes les Epistres de l’Apostre Sainct Paul et sur les Epistres canoniques de Sainct Pierre, Sainct Jehan, Sainct Jacques et Sainct Jude, Article 519, Imprimé par Conrad Badius, 1561.
[ii] Ioannis Calvini opera supersunt omnia, Volume 18, p. 860-862, Lettre 3174, 23 mars 1560. Voir également Max ENGAMMARE, « Calvin monarchomaque ? Du soupçon à l’argument », dans Archiv für Reformationgeschichte, Volume 89, 1998, p. 207-226.
[iii] Ibidem.
[iv] Ibidem.
[v] Du Droit des Magistrats sur leurs Sujets – Traité très nécessaire en notre temps pour avertir de leurs devoirs tant les Magistrats que leurs Sujets, Magdebourg, 1574. Réédition par Robert KINGDON, Genève, Droz, 1970, p. 5.
[vi] Ibidem.
[vii] Ibid. p. 6.
[viii] Ibid. p. 9.
[ix] Ibidem.
[x] Ibid. p. 13.
[xi] Ibid. p. 9.
[xii] Ibid. p. 58

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La théologie de résistance développée par Calvin, Bèze et Mornay eut un retentissement historique considérable. Ainsi, la Déclaration d’indépendance des Pays-Bas de 1581 reprend presque mot pour mot le Droit des Magistrats composé sept ans plus tôt par Bèze à Genève :
Comme il est notoire à un chacun, qu’un Prince du Pais est étably de Dieu pour Souverain & Chef des Sujects, pour les défendre & conserver de toutes injures, oppressions et violences ; comme un Pasteur est ordonné pour la deffence & garde de ses Brebis ; & que les Sujects ne sont pas créez de Dieu pour l’usage du Prince ; pour luy estre obeissans en tout ce qu’il commande, fait que la chose soit pie ou impie, juste ou injuste, & le servir comme esclaves : Mais le Prince est créez pour les Sujects, sans lesquels il ne peut estre Prince, afin de gouverner selon droict & raison, les maintenir et aymer comme un Pere ses Enfans, ou un Pasteur ses Brebis, qui met son corps & sa vie en danger pour les défendre & garentir. Et quand il ne le fait pas, mais qu’au lieu de défendre ses Sujects, il cherche de les oppresser & de leur oster leurs Privilèges & anciennes Coustumes, leur commander & s’en servir comme d’esclaves : Il ne doibt pas estre tenu pour Prince, ains pour Tyran. Et comme tel ses Sujects, selon droict & raison, ne le peuvent plus recognoistre pour leur Prince.

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Compléments sur Le Monarchomaque :

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