
Aujourd’hui comme hier, le Droit et la Bible sont indissociables
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1. La perversion laïque du pacte social calvinien
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{Sauf note contraire, les citations de cette section sont tirées de Jean-Marc Berthoud, Le règne terrestre de Dieu : Du gouvernement de notre Seigneur Jésus-Christ, Chapitre 12 : La tradition du contrat social et l’autonomie de la politique, Lausanne (Romandie), Éditions L’Âge d’Homme, 2011, p. 475-504.}
Il est bien établi, pour ceux qui ont sérieusement investigué la question de l’émergence de la doctrine politique du contrat social, que celle-ci est un dérivé direct de « l’ecclésiologie [calvinienne] centrée sur la notion biblique de l’Alliance », « le contractualisme [étant] l’élément central de [l’]ecclésiologie » réformée. En effet, une fois que cette compréhension fut consolidée dans le milieu ecclésial, « il ne rest[ait] plus qu’à mettre en œuvre de tels principes appliqués au gouvernement civil » (Charles Reiplinger, Jus Politicum, 2008), comme ce fut le cas historiquement.
Nous savons aussi que ce pacte communautaire sacré — dont Dieu est à la fois le garant et une partie prenante — fut patiemment et méthodiquement déchristianisé et subverti par une série de philosophes sulfureux, au point d’aboutir à un ordre sociopolitique situé à l’antipode du pacte calviniste. Le rôle de deux de ces philosophes est précisé dans le lignes suivantes.
1.1. Hugo Grotius, un arminien libéral égaré
Le premier philosophe semble avoir été Hugo Grotius, le Pensionnaire (magistrat supérieur) de Rotterdam et délégué de cette même cité aux États de Hollande, puis ambassadeur de Suède en France. Sa vie politique agitée fut notamment marquée par sa lutte contre l’orthodoxie réformée aux Pays-Bas, où il a milité pour l’arminianisme dans le parti des remonstrants. C’est lui qui a reformulé le contrat social en le plaçant sous l’égide d’un droit naturel pratiquement indépendant de la Loi divine (alors que ces deux concepts sont très étroitement associés dans la pensée calvinienne). Étayons…
Ce qui fait précisément la spécificité du droit naturel grotien c’est justement son autonomie par rapport au droit divin positif. […] Le droit naturel grotien se situe entre le courant dogmatique du droit naturel chrétien […] et le courant rationaliste du droit naturel moderne, qui tend à éliminer, de Hobbes à Thomasius, le droit divin positif comme tel de l’ordre juridique au même titre que la Révélation dans l’ordre de la connaissance. […] Grotius, tout en affirmant fonder sa pensée sur un droit naturel rationnellement définissable, exclut de cette pensée toute ingérence, à ses yeux abusive, d’un quelconque droit révélé, d’une quelconque transcendance, séparant rigoureusement la religion de la cité. (J.-M. Berthoud, 2011, p. 440-441)
Grotius a aussi stipulé qu’en livrant leur pouvoir inné aux instances gouvernantes, les hommes deviennent légalement esclaves de ces instances et ne peuvent pas retirer l’autorité qu’ils leur ont transférés. Ce postulat odieux est exactement la contre-thèse du principe monarchomaque !
1.2. Thomas Hobbes, fondateur de l’individualisme totalitaire
Dans la foulée de Grotius, Thomas Hobbes, le second philosophe, a repris l’idée d’un contrat social sécularisé où Dieu est absent ou éloigné et où l’autorité ne peut pas être retirée aux gouvernants iniques, puis l’a radicalisée avec une nouveau concept — apparemment de son invention — l’état de nature. « Ce mythe fondateur de la politique moderne […], l’état de nature, où tous les hommes sont en guerre les uns contre les autres (l’anarchie, état de confusion et de violence), qui sera remplacé, au moyen d’un contrat social — en fait tout le contraire de l’Alliance divine — par un état de vie en société où les hommes abandonneront leur souveraineté individuelle dispersée au profit d’un souveraineté unique de leur choix, le Roi-Léviathan, qui devient ainsi le propriétaire indiscuté d’un pouvoir absolu » (J.-M. Berthoud, 2011, p. 485).
Il n’est donc pas surprenant que Hobbes surnommait sont Léviathan « dieu mortel » ! Continuons de citer J.-M. Berthoud :
C’est bien Hobbes qui a effectivement arraché tout enracinement de la politique de ses structures créationnelles bienfaisantes dans l’Alliance divine. […] Il est tout à fait clair que Hobbes rejetait absolument toute idée de Révélation. [… Ce philosophe opère la] destruction de la primauté de la Loi. […] Hobbes déclare l’individu l’élément de base de l’ordre social, et reconstruit logiquement la structure de la société à partir de ces atomes sociaux. Cette méthode nie que les hommes soient reliés entre eux de façon créationnelle par les ordonnances de Dieu pour former un ordre social qui soit apparu en même temps que l’homme lui-même. […] Pour Hobbes il n’existe objectivement aucune loi de la nature, aucune loi de la Création, aucun ordre social, légal ou politique créé vers lequel devrait tendre l’exercice de la justice […]. Dans cette perspective, il ne peut y avoir d’ordre créé pour la famille, l’Église […] ou le monde des affaires […]. Ce sont les hommes qui créent arbitrairement toutes les constructions sociales, intellectuelles ou artistiques. Dans une telles perspective, la législation devient totalement arbitraire et sans relation aucune avec une quelconque justice immanente ou transcendante, qui de toute façon n’existe pas. Voilà la racine du crime légalisé que le monde moderne rend chaque jour plus familier. (J.-M. Berthoud, 2011, p. 484 et 486-489)
Mais laissons la parole à Hobbes lui-même, qui se rendit coupable d’un relativisme moral indécrottable et d’un absolutisme étatique abject & exécrable en prônant ceci dans Le Léviathan (1651) :
En effet ces mots de bon, de mauvais et de digne de dédain s’entendent toujours par rapport à la personne qui les emploie ; car il n’existe rien qui soit tel, simplement et absolument ; ni aucune règle commune du bon et du mauvais qui puisse être empruntée à la nature des objets eux-mêmes : cette règle vient de la personne de chacun, là où il n’existe pas de République, et dans une République, de la personne qui représente celle-ci ; ou encore d’un arbitre ou d’un juge, que les hommes en désaccord s’entendent pour instituer, faisant de sa sentence la règle du bon et du mauvais (Hobbes cité dans J.-M. Berthoud, 2011, p. 490)
Berthoud indique à juste titre que le le contrat social hobbesien, en excluant explicitement Dieu et son ordre, donc en rejetant l’Alliance sacrée imposée par Dieu mais bénéfique aux hommes, est une parodie inconsciente du calvinisme, et que l’insistance hobbesienne sur la toute-puissance du Léviathan est une parodie du concept puritain de souveraineté de Dieu. Récapitulons avec Berthoud que « Hobbes et ses mythes sont vraiment à la racine politique du monde moderne » (Id, p. 492).
Au siècle suivant, la théorie (et la pratique !) du contrat social fut davantage pervertie par Jean-Jacques Rousseau.
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2. L’antécédent protestant de « l’état de nature » hobbesien
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On crédite aussi Thomas Hobbes d’avoir inventé le concept d’état de nature, suivant lequel les hommes auraient initialement vécus dans une liberté originelle illimitée, puis qu’ils se seraient ensuite regroupés pour former un corps politique au moyen d’un contrat social. Or cette invention soi-disant hobbesienne eut des antécédents importants, au point où on peut suggérer que ce fut là une énième perversion intellectuelle de sa part. C’est la conclusion qui semble se dégager des écrits de plusieurs théoriciens protestants diffusés plusieurs années avant qu’Hobbes ne rédige son Léviathan en 1651 (et qui ont donc vraisemblablement influencés sa réflexion). Ces protestants écrivaient dans le contexte du conflit opposant la licencieuse et tyrannique monarchie des Stuarts contre les parlementariens anglais et écossais.
En effet, dès 1594, l’anglican réformé (Low-Church) Richard Hooker coucha par écrit une préfiguration de l’« état de nature » dans son ouvrage Of the Laws of Ecclesiastical Polity. Il y argumentait que le gouvernement civil résulte de la nature sociale des hommes, et conséquemment, que sa légitimité requière le consentement des gouvernés. Dans cette lignée, le jurisconsulte anglais Matthew Hale (1609-1676) articula la théorie du contrat social dans le contexte de la Nouvelle Alliance.
Source : Harold Berman, Droit et Révolution, Tome 2 : L’impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2010, p. 387-388 et 433.
Voici ce qu’affirmait l’activiste protestant Richard Overton, porte-parole de la faction des Levellers (une sorte de proto-libertariens), dans son tracte An Arrow Against All Tyrants and Tyranny (1646) :
For by natural birth, all men are equally alike born to like property, liberty, and freedom, and as we are delivered of God by the hand of nature into this world, everyone with a natural, innate freedom and property (as it were writ in the table of every man’s heart, never to be obliterated) even so we are to live, everyone equally and alike to enjoy his birthright and privilege ; even all where God by nature hath made him free. […] Every man by nature being a King, Priest, and Prophet in his own natural circuit and compass, whereof no second may partake, but by deputation, commission, and free consent from him whose right and freedom it is.
Le poète et pamphlétaire John Milton, dont les positions rejoignaient aussi celles des Levellers, s’exprimait de façon similaire dans The Tenure of Kings and Magistrates (1649) :
All men naturally were born free, being in the image of and resemblance of God himself, and were by privilege above all the creatures, born to command and not to obey ; and that they lived so. Till from the root of Adam’s transgression, falling among themselves to do wrong and violence, and foreseeing that such courses must needs tend to the destruction of them all, they agreed by common league to bind each other from mutual injury, and jointly to defend themselves against any that gave disturbance or opposition to such agreement. Hence came cities, towns, and commonwealths. And because no faith in all was found sufficiently binding, they saw it needful to ordain some authority that might restrain by force and punishment what was violated against peace and common right. This authority and power of self-defense and preservation being originally and naturally in every one of them […] The power of kings and magistrates is nothing else, but what is only derivative, transferred and committed to them in trust from the people.
Source des deux citations précédentes : Prophets, Priests, and Kings — John Milton and the Reformation of Rights and Liberties in England [Emory Law Journal]
Cet état de liberté totale théorique des hommes précédant supposément leur formation consciente d’une collectivité se retrouve également dans l’ouvrage A Survey of the Summe of Church Discipline publié par le fondateur congrégationaliste de la colonie du Connecticut, Thomas Hooker, en 1648 :
Ceux qui ont un un pouvoir mutuel les uns sur les autres, de commander et de contraindre le cas échant ; qui étaient eux-mêmes libres les uns des autres, d’une manière déterminée par la divine providence : ils doivent par un accord et un engagement mutuel partager ce pouvoir. Mais l’Église des croyants a un pouvoir mutuel chacun envers l’autre de commander et de contraindre, sur ceux qui étaient libres les uns des autres. Pour cette raison ils doivent par un accord mutuel partager ce pouvoir.
Cité dans : Les “Fundamental Orders” du Connecticut, première constitution écrite effective en Amérique du Nord [Jus Politicum]