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Je reproduis ci-après des extraits de l’article de Neal Blough, « Calvin et les anabaptistes », Théologie évangélique, Vol. 8, N° 3, 2009, p. 197-218. Théologie évangélique est la revue académique de la Faculté libre de théologie évangélique (FLTÉ) de Vaux-sur-Seine en Île-de-France. Les hyperliens et les emphases sont mes ajouts.
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Au début des années 1540, Guillaume Farel, le réformateur de Neuchâtel, fut confronté de manière directe à l’anabaptisme. En 1543, lors d’une cérémonie de baptême dans son Église, des personnes intervirent pour mettre en question la pratique du baptême des nourrissons, affirmant que l’Écriture n’en disait rien. En 1544, 1500 exemplaires d’un traité anabaptiste en langue française circulaient à Neuchâtel. […] Suite aux demandes pressantes de Farel, Jean Calvin rédigea sa Brieve instruction pour armer tous bons fidèles contre les erreurs de la secte commune des anabaptistes.
En ce qui concerne le traité qui circulait à Neuchâtel, il s’agissait de L’Entente fraternelle entre quelques enfants de Dieu sur quelques articles, connue aussi comme la Confession de Schleitheim. Ce texte […] fut rédigé lors d’un synode anabaptiste [tenu dans l’extrême-nord de la Suisse alémanique] en février 1527, probablement par l’ancien bénédictin Michaël Sattler. Sattler lui-même fut arrêté peu après le synode de Schleitheim et mis à mort en mai 1527 en « territoire catholique ».
[…]
Jean Calvin était un réformateur européen, pour qui son œuvre ne se limitait pas à la seule ville de Genève. Il savait ce qui se passait en Suisse, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Hongrie, en Pologne, etc. L’anabaptisme qu’il était en train de combattre n’était pas un phénomène local, mais bien répandu. Lorsque Jean Calvin écrit son traité, et déjà avant la rédaction de la première édition [latine] de l’Institution de la religion chrétienne en 1536 [première édition française en 1541], il y a déjà une histoire de relations polémiques entre […] la Réforme et la “Réforme radicale”, histoire qui explique et conditionne largement la réponse de Jean Calvin au traité anabaptiste qui circulait à Neuchâtel. En fait, ce qu’il écrit dans le traité en question n’est ni très surprenant ni très original, mais tributaire de l’histoire dans laquelle la Réforme de Genève s’insère.
Vers la fin de cet article, nous examinerons plusieurs éléments de la polémique anti-anabaptiste de Calvin, mais dans un premier temps, nous nous poserons la question de savoir quelle expérience directe de l’anabaptisme pouvait avoir le réformateur de Genève ? Et de manière probablement plus importante, quel fut l’apport des Réformes de Bâle, de Strasbourg, de Lausanne et de Berne à la pensée de Calvin contre les anabaptistes.
{1} Que savait Calvin des anabaptistes ?
[…] Que pouvait savoir Jean Calvin de l’anabaptisme européen en 1544, surtout que ce dernier était multiforme et beaucoup plus un phénomène germanophone et néerlandophone que francophone ? […] Les premières notions d’anabaptisme de Jean Calvin sont probablement liées à deux choses : tout d’abord à son séjour à Bâle, puis à l’affaire de « Münster » en 1534-1535. […]
La théologie de Schleitheim réfutée par Calvin en 1544 est issue de l’anabaptisme suisse, surtout zurichois. Cependant, le mouvement s’était répandu dans d’autres cantons germanophones, surtout ceux de Bâle et de Berne. Oecolampade (1482-1531), le premier réformateur de Bâle, fut souvent confronté à cet anabaptisme – par exemple, Balthasar Hubmaier [c.1480-1528] avait essayé de convaincre Oecolampade d’abandonner le pédobaptême – qui se multipliait à tel point qu’en mars 1528, un mandat sévère fut promulgué, menaçant les anabaptistes de confiscation des biens, voire de la peine de mort.
[…]
Oecolampade étant décédé en 1531, Calvin n’avait pas pu le connaître, mais lors de son séjour bâlois, le réformateur français fit connaissance avec son successeur Oswald Myconius (1488-1552) qui lui, avait débattu publiquement avec Balthasar Hubmaier et connaissait très bien l’anabaptiste zurichois Conrad Grebel [1498-1526]. Pendant son séjour bâlois, Calvin entra en correspondance avec le réformateur strasbourgeois Wolfgang Capiton [1478-1541], et rencontra Heinrich Bullinger [1504-1575] de Zurich (le successeur de Zwingli) ainsi que Pierre Viret [1511-1571] de Lausanne. Tous ces personnages avaient à faire avec des anabaptistes et on peut aisément imaginer que Calvin en avait été informé.
Le mouvement suisse se réclamant de Schleitheim était non-violent de principe et c’était justement cet anabaptisme-là qui était connu et combattu par les autorités et les réformateurs de Bâle. Cependant, ce fut pendant la période du séjour de Calvin à Bâle qu’un autre mouvement anabaptiste se fit connaître par les événements de la ville de Münster, en Westphalie (1534-35). La réforme de Münster avait commencé selon la ligne zwinglienne, était ensuite devenue anti-pédobaptiste, pour finir millénariste et violente.
[…]
Le séjour de Calvin à Bâle et les événements de Münster constituent donc la première source de connaissance de l’anabaptisme de Jean Calvin. Il en existe une autre, qui est aussi sinon plus importante. Étant donné les liens qui existent entre Berne et la Réforme genevoise, il faut aussi évoquer l’importance de l’expérience qu’avaient les protestants bernois de l’anabaptisme. […]
Les troupes bernoises, déjà protestantes, deviennent la source de la liberté genevoise, mettant de côté l’autorité du Duc de Savoie […] Un traité conclu avec les Bernois, le 7 août 1536, reconnut l’indépendance de Genève, mais comme une vassale […]. Les Réformes bernoise et genevoise furent ainsi très proches l’une de l’autre.
Or Berne connaissait très bien l’anabaptisme suisse issu de Schleitheim. Dès 1525, le réformateur bernois [Berchtold] Haller [1492-1536] signalait à Zwingli le développement rapide de l’anabaptisme dans son territoire. En 1527, quelques anabaptistes s’étaient rendus de Bâle à Berne, munis d’une copie des articles de Schleitheim. Haller l’avait immédiatement envoyée à Zwingli, qui lui, écrira sa réfutation, In catabaptistarum strophas elenchus, pendant l’été 1527. Au mois d’août de cette même année, les cantons de Berne, Zurich et Saint-Gall promulguent un mandat contre l’anabaptisme.
Étant donné les liens étroits entre Berne et Genève, Jean Calvin devait certainement être au courant de ces développements et des débats théologiques qui les accompagnaient. D’ailleurs, les autorités de Berne se manifestèrent très rapidement auprès de Guillaume Farel lorsque le texte de Schleitheim commença à circuler dans les environs de Neuchâtel.
Il est important de rappeler ce contexte plus général d’une polémique anti-anabaptiste « réformée », commençant à Zurich, et se prolongeant à Bâle, à Strasbourg et à Berne, avant d’arriver à Genève. Calvin s’inscrit dans une tradition préexistante et n’ajoute pas grand-chose d’original au débat.
{2} Calvin et les anabaptistes à Strasbourg
En se rendant à Strasbourg en septembre 1538, Jean Calvin se trouvera pendant quelques années dans une ville ayant une histoire unique et importante en ce qui concerne l’anabaptisme du XVIe siècle. C’est Martin Bucer qui convainc un Calvin, très découragé par son expérience à Genève, de devenir le pasteur d’une paroisse de protestants francophones réfugiés de France et de Wallonie.
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Deux estimations, l’une de 1530 et l’autre de 1534, citent le chiffre de 2000 anabaptistes, ce qui ferait à peu près 10 % de la population [strasbourgeoise]. Cependant, d’une ville très tolérante envers les dissidents de toute sorte, Strasbourg deviendra progressivement plus sévère à leur égard.
[…]
Lors de son séjour, Calvin devint certainement davantage conscient de l’importance géographique et théologique de la Réforme radicale, et ses polémiques anti-anabaptistes se font plus explicites dans la version latine de L’Institution de 1539. On peut aussi imaginer, mais sans le prouver, que sa relation avec Martin Bucer, qui avait une longue expérience des anabaptistes, contribua largement à sa connaissance du sujet. Cependant, selon Willem Balke, les positions de Calvin sur le mouvement anabaptiste n’évoluèrent pas beaucoup à cause de son expérience strasbourgeoise [Willem Balke, Calvin and the Anabaptist Radicals, Eerdmans Publishing, 1981, p. 153].
{3} Contenu de la Brieve instruction
Terminons cette étude par quelques remarques sur le contenu même de la Brieve instruction. Le texte de Schleitheim réfuté par Calvin comporte sept articles sur les sujets suivants : le baptême, la discipline ecclésiale, la cène, la séparation d’avec le monde, le rôle des pasteurs, le magistrat et le serment. Nous limiterons nos remarques à trois de ces points qui sont étroitement liés : le baptême, le magistrat et le serment.
Tout d’abord, le baptême des croyants est refusé par une défense musclée [sic] du pédobaptême fondée sur l’analogie de la circoncision de l’Ancien Testament et du baptême du Nouveau. […] À cet égard, Calvin s’en tient tout simplement à la tradition réformée remontant à Zwingli et affinée par Martin Bucer.
Deuxièmement, l’anabaptisme de Schleitheim reconnaît le bien-fondé biblique du magistrat (l’autorité politique), tout en insistant sur le fait que le chrétien ne peut pas participer à cette fonction [sic] à cause de la nécessité d’appliquer la peine de mort et de faire la guerre.
Troisièmement, à partir des paroles du Christ de Matthieu 5, le texte de Schleitheim affirme que le chrétien ne peut pas prêter serment. Selon Jean Calvin, le Christ ne fait ici que poser les conditions d’un mauvais serment et non pas l’interdit total de celui-ci.
[…]
{4} Remarques d’un historien anabaptiste
Remarquons d’abord que le débat théologique entre Calvin et l’anabaptisme ne se passe pas dans une situation d’égalité. […] Jean Calvin pouvait écrire, il avait accès à des imprimeries et à un réseau de théologiens et d’écoles théologiques. Aucun anabaptiste n’avait le droit d’éditer publiquement un livre.
[…]
Aujourd’hui les débats sur le baptême, dans un contexte laïque, n’ont pas du tout la même résonance qu’au XVIe siècle. Aux yeux des anabaptistes, le baptême des enfants hérité de la période médiévale imposait la foi à des personnes qui ne l’avaient pas forcément choisi. Comment réformer une Église composée de personnes qui se croyaient chrétiennes en vertu de leur baptême et à qui l’on ne pouvait pas demander un véritable changement de vie, appelé conversion, sanctification ou discipulat dans le Nouveau Testament ?
De plus, permettre le choix d’adhésion à la communauté ecclésiale sapait le fondement même de la théologie réformée selon laquelle la réforme de l’Église et de la cité allait de pair. Aux yeux de Zwingli, Bucer ou Calvin, on ne pouvait réformer une ville dont tous les habitants n’étaient pas membres de l’Église [multitudinisme]. Les enjeux politiques de ce débat étaient rarement visibles dans les écrits réformés, mais toujours sous-jacents dans les débats du XVIe siècle.
Il est vrai que la position de Schleitheim sur le magistrat et l’impossibilité pour le chrétien de prendre part à cette fonction est radicale et ne peut se justifier théologiquement en toutes circonstances. […] De même avec le serment. Nous ne pouvons lire ni l’argumentation anabaptiste ni la critique de Calvin exclusivement sur le plan exégétique ou comme un débat purement « théologique ». Le serment est au cœur de la vie médiévale et de la société féodale. Le serf prête serment de loyauté à son seigneur, le citoyen prête serment de loyauté à sa ville, le prince prête serment de loyauté à l’empereur. Les Suisses ne s’appellent-ils pas les « Eidgenossen » [Confédérés] ?
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Pierre Viret et l’anabaptisme [Bibliothèque Réformée]