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Partie 3 sur 4 : Théophanies des textes bibliques prophétiques

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Il existe une multitude d’exemples d’utilisations d’images de Dieu datant des XVIème et XVIIème siècles démontrant que la tradition théologique réformée admet la légitimité de certaines images de Dieu (moyennant le respect de certaines conditions — dont l’une qui s’articule à la notion de théophanie). Dans l’article précédent de cette série, nous avons vu le cas du buisson ardent, qui fut utilisé sur les sceaux des Églises réformées de France et d’Écosse (notamment).

Dans le présent article, nous verrons plusieurs exemples additionnels de représentations imagées de diverses théophanies (c’est-à-dire de manifestations visibles et audibles de Dieu) utilisées dans l’histoire protestante réformée ancienne. Plus spécifiquement, nous nous concentrerons sur les images de Dieu illustrant des textes bibliques prophétiques où de telles théophanies sont révélées. J’accompagne les images d’explications théologiques lorsqu’il n’est pas 100 % évident, à la simple vue de ces images ou à la simple lecture des textes scripturaux auxquels elles se rapportent, qu’il s’agit effectivement d’images de Dieu.

Théophanie d’Ézéchiel 1:1 à 3:15 (cf. surtout 1:25-28) et 10:1-22 (cf. surtout 10:20) dans les pages liminaires de la Biblia del Oso (1569) traduite par Casiodoro de Reina, qui est la toute 1ère Bible protestante espagnole :

Autre théophanie d’Ézéchiel (coin supérieur droit) présidant au siège de la Cité-État de Tyr par l’Empire néo-babylonien de Nebucadnetsar II en 585-572 av. J.-C. puis à sa destruction totale par l’Empire macédonien d’Alexandre III en 332 av. J.-C. (prophétisé en Ésaïe 23, Ézéchiel 26 à 28 et Amos 1:9-10), toujours dans les pages liminaires de la Biblia del Oso :

Théophanie d’Apocalypse 1:12-18 dans la Bible de Zürich (1531) traduite par les réformateurs Ulrich Zwingli et Leo Judä, qui est non seulement la toute 1ère Bible réformée allemande, mais même la 1ère Bible protestante allemande *complète* (la Bible de Luther *complète* n’étant sortie des presses qu’en 1534) :

Double théophanie (de Dieu le Père + Dieu le Fils) venant d’Apocalypse 4 & 5 dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Père venant d’Apocalypse 8:2-4 (cf. Ap 7:9-15) dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Père venant d’Apocalypse 9:13 dans la Bible de Zürich réformée :

Notez que la section inférieure de cette gravure ↑ montre le châtiment surnaturel des malfaiteurs qui « ne cessèrent pas d’adorer les démons et les idoles en or, en argent, en bronze, en pierre et en bois qui ne peuvent ni voir, ni entendre, ni marcher » (Ap 9:20, S21). De toute évidence, les réformés germanophones qui produisirent et utilisèrent cette Bible ne considéraient pas que cette illustration de la condamnation divine de l’idolâtrie était elle-même idolâtrique.

Théophanie de la Seconde Personne de la Trinité venant d’Apocalypse 10 dans la Bible de Zürich réformée :

L’« ange puissant » ↑ que l’apôtre Jean voit « descendre du ciel » (S21) en Ap 10 est Jésus-Christ. L’apparition angéomorphique de Christ est attestée ailleurs dans le dernier livre de la Bible (Ap 1:13-16, 14:14-15 et 21:1-2), sans parler du reste des Écritures Saintes. Que Jean tombe aux pieds d’un ange non-divin pour l’adorer ailleurs dans l’Apocalypse (19:10 et 22:8) suggère qu’il a déjà vu Jésus en tant qu’ange en écrivant ce livre. Une panoplie d’arguments théologiques peuvent être alignés en faveur de l’identification de l’être angélique d’Ap 10 avec Christ :

{1} Cet ange est « enveloppé d’une nuée » (Ap 10:1). La nuée est directement associée à Jésus-Christ venant en gloire dès Ap 1:7 ; et ces deux textes renvoient à Dn 7:13-14 qui réfère clairement au Roi éternel & universel Jésus-Christ.

{2} « Au-dessus de sa tête était l’arc-en-ciel » (Ap 10:1). Ce signe renvoie au trône de Dieu qui est entouré d’un arc-en-ciel en Ap 4:3 et Ézéchiel 1:27-28. Dans le texte grec d’Ap 10:1, la présence de l’article défini (« l’ », ἡ) avant « arc-en-ciel » (ἶρις) renvoie à une occurence antérieure de ce terme (donc à 4:3, où cet article défini est absent).

{3} « [S]on visage était comme le soleil » (Ap 10:1). Cette caractéristique renvoie à Jésus en Ap 1:16 où « son visage était comme le soleil ». Mieux encore, cette clause d’Ap 10:1 est 100 % identique en grec (to prosopon autou hos ho helios) à la 2ème clause de la description de la transfiguration de Christ en Mt 17:2 !

{4} « [S]es jambes [étaient] comme des colonnes de feu » (Ap 10:1). Cet attribut physique renvoie à la colonne de feu qui guida et protégea le peuple allianciel chaque nuit pendant son périple de l’Égypte vers la Terre promise à travers le désert (Ex 13:21-22, 14:24, 40:34-38, etc.). Dans la Septante, la traduction grecque antique de l’A.T., c’est les mêmes mots grecs qui sont utilisés (stulō puros). De surcroît, cette colonne de feu du désert est identifiée à l’Ange de l’Éternel (Ex 32:34 et 33:2, Nb 20:16) qui est lui-même identifié à Jésus (Ex 3:2 et 3:14, Jn 8:58).

{5} « [I]l cria d’une voix forte, comme un lion qui rugit » (Ap 10:3). Le rugissement d’un lion est souvent une métaphore de l’appel de Dieu (Jér 25:30, Os 11:10, Jo 3:16, Am 1:2 et 3:8). Cela fait allusion au « lion de la tribu de Juda, le rejeton de la racine de David [qui] a vaincu » (Ap 5:5), c’est-à-dire Christ.

{6} La manière dont cet ange apparaît dans la vision est un indice supplémentaire de son identité christique : L’apôtre Jean l’observe « descendre du ciel » (Ap 10:1). Il s’agit de la même provenance céleste que la voix divine faisant autorité et donnant des ordre à Jean (Ap 10:4, 8). En outre, cette terminologie (« descendre du ciel » = katabainonta / katabainō ek tou ouranou en grec) réfère typiquement à Jésus sous la plume de Jean (Jn 3:13 et 6:33, 38, 41-42, 50-51, 58).

{7} L’ange « posa son pied droit sur la mer et son pied gauche sur la terre » (Ap 10:2, réitéré deux fois aux v. 5 et 8). Cette posture désigne la domination planétaire du Fils de Dieu. La combinaison de la mer et de la terre dénote l’entièreté du monde terrestre, non seulement dans la Bible (Gn 1:9-10) mais aussi dans la culture gréco-romains antique. Ainsi, les Res Gestae autobiographiques de l’Empereur romain Octave Auguste datant de ≈ 14 ap. J.-C. décrivent les moments où « la paix était assurée par des victoires à travers tout l’Empire du peuple romain, sur terre et sur mer » (§ 13) comme un événement très rare et solennel.

(Kenneth Gentry, The Divorce of Israel : A Redemptive-Historical Interpretation of Revelation, Vol. 2, Tolle Lege Press, 2024, p. 843-856 ; David Chilton, The Days of Vengeance : An Exposition of the Book of Revelation, Dominion Press, 1987, p. 259-268 ; Collectif, Nouveau Testament interlinéaire grec-français, Éditions Bibli’O, 2015, p. 1166 et 1183.)

Double théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 12:5 & 12:7-8 (cf. Daniel 12:1) dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Fils (l’Agneau sur Sion) venant d’Apocalypse 14:1-13 dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 14:14-20 dans la Bible de Zürich réformée :

En Ap 14:14 ↑, ce « quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme » assis sur « une nuée blanche » qui « avait sur la tête une couronne d’or » (S21), est assurément le Roi Jésus-Christ. En Ap 1:13, c’est Jésus qui est ce « quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme ». En Ap 10:10, c’est Christ qui est « enveloppé d’une nuée ». En Daniel 7:13-14, la Seconde personne de la Trinité est ce « quelqu’un qui ressemblait à un fils de l’homme [qui] est venu avec les nuées du ciel » et auquel est donné la royauté universelle.

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 18:1-3 dans la Bible de Zürich réformée :

Concernant cette image de Dieu ↑ en Apocalypse 18:1-3 (l’ange colorisé en rouge ci-dessus) : « Saint Jean est maintenant introduit à un autre ange — probablement le Seigneur Jésus-Christ, considérant la description de celui-ci [en Ap 18:1] comparée avec les affirmations sur Christ dans l’Évangile selon saint Jean : Il descend du ciel (Jean 3:13, 31 ; 6:38, 58), il a une grande autorité (Jean 5:27 ; 10:18 ; 17:2), et la terre fut illuminée de sa gloire (Jean 1:4-5, 9, 14 ; 8:12 ; 9:5 ; 11:9 ; 12:46 ; cf. 1 Tim 6:16). Ces expressions forment un parallèle avec [celles d’Ap 10:1], lesquelles, comme nous l’avons vu, parlent clairement du Fils de Dieu. La dernière clause est pratiquement une répétition d’Ézéchiel 43:2, où il est dit de Dieu que “la terre resplendissait de sa gloire” [S21]. » (David Chilton, The Days of Vengeance : An Exposition of the Book of Revelation, p. 445-446.)

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 19:11-21 dans la Bible de Zürich réformée — ici j’ai pris une image venant d’un exemplaire original non-colorisé (à l’intérieur) car l’exemplaire colorisé à la main utilisé ci-dessus ne respecte pas les couleurs indiquées par le texte biblique d’Ap 19 :

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 20:1-3 dans la Bible de Zürich réformée :

Concernant cette image de Dieu ↑ en Apocalypse 20:1-3 : « Saint Jean voit “descendre du ciel un ange qui tenait la clef de l’abîme et une grande chaîne à la main” [Ap 20:1, NBS]. Encore une fois, comme en 10:1 et 18:1 (cf. 12:7), c’est le Seigneur Jésus-Christ qui, en tant que Médiateur, est l’Ange (Messager) de l’Alliance (Malachie 2:7 ; 3:1). Son contrôle et son autorité absolus sur l’abîme sont symbolisés par “la clef” et la “grande chaîne”. L’auteur établit un contraste frappant : Satan, l’étoile maléfique tombée du ciel [Luc 10:18], a reçu brièvement la clé de l’abîme (9:1) ; mais Christ est “descendu” du ciel, ayant en sa possession légitime “les clés de la mort et du séjour des morts” (1:18). […] Jésus-Christ, dans sa mission en tant qu’Ange du ciel, “saisit le dragon, le serpent d’autrefois, qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans. Il le jeta dans l’abîme, qu’il ferma et scella au-dessus de lui” [Ap 20:2-3, NBS, corrigé]. Tel que saint Jean l’a déclaré dans sa 1ère épître, si Christ “s’est manifesté, c’est pour détruire les œuvres du diable” (1 Jean 3:8). » (David Chilton, The Days of Vengeance : An Exposition of the Book of Revelation, p. 499-500 ; Collectif, Nouveau Testament interlinéaire grec-français, p. 1219.)

Il y a donc pas moins d’une douzaine d’images de Dieu ayant un appui textuel direct dans les pages du Livre de l’Apocalypse de la Bible de Zürich produite par les réformateurs Ulrich Zwingli et Leo Judä !

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Partie 1 sur 4 : Prolégomènes (notions préliminaires) théologiques

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Le protestantisme réformé est résolument iconoclaste : Il récuse l’iconodoulie, c’est-à-dire le culte des icônes – ou images & statues religieuses – tel qu’il est pratiqué dans le catholicisme romain, la pseudo-orthodoxie orientale, ainsi que la plupart des paganismes polythéistes. Ceci, sur la base du Deuxième Commandement du Décalogue (Exode 20:4-6, Deutéronome 5:8-10), de la législation mosaïque (Exode 34:17, Deutéronome 4:15-19, 16:21-22, 17:2-3, 27:15, Lévitique 19:4, 26:1) ainsi que des enseignements des Poètes de l’A.T. (Psaumes 115:4-8, 135:15-18, etc.) et des Prophètes de l’A.T. (Ésaïe 40:18-20, 41:6-7, 44:9-20, Jérémie 10:1-16, Daniel 5:23, Habacuc 2:18-19, etc.).

Cependant, est-il légitime d’avoir des images de la divinité lorsque ces images ne sont pas utilisées comme des instruments cultuels ? Sur cette question, les avis divergent ; la foi protestante réformée historique n’est pas monolithique. Deux approches différentes coexistent à l’intérieur de cette tradition. À l’instar de ce que l’on a pu observer durant les deux iconoclasmes byzantins (survenus dans l’Empire romain d’Orient au Haut Moyen Âge), ces deux approches réformées peuvent être appelées l’iconoclasme radical (qui correspond ± au 1er iconoclasme byzantin), d’une part, et l’iconoclasme modéré (qui correspond ± au 2nd iconoclasme byzantin), d’autre part.

Deux positions réformées coexistent

Les iconoclastes radicaux pensent que toutes les représentations artistiques de Dieu sont absolument et invariablement illégitimes, sans aucune distinction, nuance ou exception. Les iconoclastes modérés estiment que ces représentations sont légitimes si : {1} Aucun culte ne leur est rendu (pas d’iconodoulie / totémisme) ; {2} Ces représentations ne sont pas conçues ou perçues comme étant des personnifications ou incarnations de Dieu ; {3} Ces représentations ne sont pas des inventions provenant de l’imagination humaine mais sont plutôt des reproductions visuelles de théophanies préexistantes. Le mot théophanie désigne « une manifestation visible de Dieu » (Robert Charles Sproul, La sainteté de Dieu, Éditions Impact, 2020, p. 223 ; Collectif, Bible d’étude de la foi réformée, Éditions La Rochelle, 2024, p. 43).

Parmi les réformés, l’iconoclasme radical est notamment représenté par le réformateur Guillaume Farel (1489-1565), qui déclarait, dans Du vrai usage de la croix de Jésus-Christ (1560) : « [T]ant d’idolâtries ont été commises à causes des croix et des images, et toutes autres telles choses, que je désire que tout cela soit ôté » (p. 210).

Cette position intransigeante est aussi observable chez le réformateur Pierre Viret (1511-1571), selon lequel l’absolue totalité des images de Dieu seraient illégitimes en toutes circonstances imaginables, à un point tel que même les croix ornementales seraient très dangereuses : « [J]e ne puis trouver raison assez suffisante pour m’induire à approuver qu’il soit bon et convenable au service de Dieu [sic] d’avoir des images, ni ès temples, ni en lieu, ni en chose quelconque, qui appartienne à la religion. Car combien que […] nous proposions seulement […] la croix, ou des autres choses semblables […] ; toutefois, cela ne se pourra faire en manière quelconque, qu’il n’y ait de la superstition, de l’idolâtrie et de l’erreur, ou pour le moins [un] grand danger de tomber en aucunes [c-à-d en plusieurs] des fautes que nous avons tantôt touchées, qui y pourraient être. » (Pierre Viret, Instruction chrétienne, Tome 2 : Exposition sur les Dix Commandements de la Loi donnée de Dieu par Moïse, Éditions L’Âge d’Homme, 2009/1564, p. 185-186.)

Semblablement ahuri et dégouté par la superstition catholique romaine imprégnant son époque, le réformateur Théodore de Bèze (1519-1605) était incapable de percevoir les images religieuses autrement que comme une pierre d’achoppement. À ses yeux, la seule approche prudente serait de les bannir entièrement, toute solution alternative étant à ses yeux trop risquée. Dans son Discours de Saint-Germain (1562), Bèze raisonnait ainsi : « [S]’il y avait une pierre en un chemin contre laquelle plusieurs se fussent heurtés, et serait-on en danger de se blesser encore, il vaudrait beaucoup mieux complètement ôter la pierre – malgré qu’elle pût servir à quelque autre chose où elle serait – qu’avoir des hommes à gages pour avertir les passants de ne s’y heurter. » (cité dans Pierre Bourguet, « La doctrine reformée sur les images en tant que “Libri idiotarum” », Foi & Vie, Vol. 36, N° 72, 1935, p. 575, français modernisé.)

Également parmi les réformés, l’iconoclasme modéré est notamment représenté par le réformateur Ulrich Zwingli (1484-1531), selon lequel les images pieuses servant d’objet de culte sont illégitimes, mais pas les images n’ayant qu’une valeur pédagogique et/ou mémorielle (Paul Sanders, Zwingli & Bullinger : Quand la Réforme entre en cène, Éditions La Cause, 2023, p. 32.)

Zwingli expliquait, dans sa Brève instruction chrétienne aux ministres (17 novembre 1523) : « Nous laissons subsister ce qui relève le culte sans favoriser la superstition ; nous ne pensons pas, par exemple, que l’on doive enlever les images peintes sur verre qui sont enchâssées, en manière d’ornement, dans les fenêtres, car personne ne songe à les adorer. » (Freddy Durleman, Zwingli : Textes choisis, Éditions La Cause, 2024, p. 19).

Telle appert être aussi la compréhension du pasteur & théologien réformé français Abraham Rambour (1590-1651), qui fut professeur à l’Académie réformée de Sedan dans les Ardennes puis recteur de ce bastion éducationnel de l’orthodoxie réformée en France. Faisant sienne la voie médiane de l’Église carolingienne (articulée aux IXème & Xème siècles), Rambour affirmait dans son Traité de l’adoration des images (1635) qu’« une ressemblance [c-à-d une image] est une idole quand on lui rend service [c-à-d qu’on la sert, qu’on lui rend une dévotion cultuelle] » (p. 124) et « que l’usage des images peut être bon, lesquelles étant adorées deviennent idoles. » (p. 131).

La présente série d’articles, en quatre parties, vise à défendre le bien-fondé de la position de l’iconoclasme modéré. Cela, dans un premier temps, sur le plan théologique (partie 1), et dans un second temps, sur le plan historique (parties 2, 3 et 4).

Définir l’idole, l’idolâtrie et l’icône

Puisque les partisans de l’iconoclasme radical font planer beaucoup de confusion au sujet de l’idolâtrie en accusant prématurément toutes les images de Dieu d’être des idoles et toutes les utilisations d’images de Dieu d’être de l’idolâtrie, il convient de commencer par les bases et de définir correctement – au sens biblique & théologique – ce qu’est l’idole, l’idolâtrie et l’icône religieuse. J’ai donc réuni plusieurs définitions de ces concepts-clés venant d’ouvrages de référence chrétiens. Vous constaterez qu’il y a une forte redondance dans cette succession de définitions, et c’est à dessein que je les empile, afin de démontrer le consensus linguistique et théologique existant en cette matière.

« Idole : Vaut autant comme si on disait ‹ image ›, ou ‹ statue ›, ou ‹ figurine › qui représente quelque chose. Mais en l’Écriture ce mot se prend pour image qui est faite pour dévotion, et laquelle on tient pour chose sainte ou sacrée. Les idolâtres sont ceux qui les adorent ou honorent. Idolâtrie est l’adoration laquelle on leur fait, ou la révérence qu’on leur porte. C’est pourquoi on prend ce mot d’image en cette même signification, c’est-à-dire pour idole, car ce n’est qu’un. » (Jean Crespin, Dictionnaire en théologie, Genève, 1560, p. 223, français modernisé.)

« Image : Ce terme dénote une représentation visuelle, usuellement d’une déité [païenne]. […] À travers tout le Proche-Orient antique, de nombreuses images de multiples déités se trouvaient dans des temples et d’autres lieux sacrés, tels que des sanctuaires à ciel ouvert ; maintes maisons privées comportaient aussi une niche où l’image de la déité protectrice de la maisonnée se tenait. […] L’image n’était pas principalement conçue comme une [simple] représentation de la déité, mais comme le lieu d’habitation de l’esprit de la déité, permettant au dieu d’être physiquement présent à plusieurs places simultanément. Un adorateur priant devant une image […] aurait regardé cette image comme une projection ou une incarnation de cette déité. » (Ralph Martin, The Illustrated Bible Dictionary, Tome 2, Inter-Varsity Press, 1994, p. 683.)

« Idole : […] Représentation par l’image, la sculpture, ou un autre moyen, d’une personne ou d’un animal, afin d’en faire soit un objet d’adoration, soit l’habitat d’une divinité. [C]es représentations, travaillées avec des instruments tranchants, sont appelées images taillées, ou idoles sculptées. » (Collectif, Nouveau Dictionnaire biblique, Éditions Emmaüs, 1983, p. 339.)

« Idolâtrie : L’idolâtrie dans les temps anciens incluait deux façons de s’écarter de la vraie religion : L’adoration de faux dieux, que ce soit au moyen d’images ou autrement ; et l’adoration de l’Éternel au moyen d’images. » (James Douglas et Merrill Tenney, New International Dictionary of the Bible, Zondervan Publishers, 1987, p. 459.)

« Idolâtre : Qui rend un culte aux idoles. »
« Idolâtrie : Culte rendu aux idoles. » (Jack Cochrane, Dictionnaire des mots et des expressions de la Bible, Distributions évangéliques du Québec, 1999, p. 271.)

« Idolâtrie : Adoration d’une idole, ou d’une divinité représentée par une idole, généralement sous forme d’image [ou de statue]. […] L’adoration de Dieu sous forme d’une idole réduirait le Créateur à la substance d’une création (représentée par et même dans l’idole), sapant ainsi fondamentalement la conception du Dieu créateur transcendant. L’idole donnait à ses adorateurs la sensation de la proximité physique de la divinité et peut-être aussi la conviction que son pouvoir pouvait être exploité. » (Peter Craigie, Grand Dictionnaire de théologie, Éditions Excelsis, 2021, p. 645.)

« Idole : Plusieurs mots hébreux désignent les représentations des divinités adorées par les païens : ce sont des images ou des représentations, des objets fabriqués ou encore, dans des termes péjoratifs, des ordures [ou] des horreurs. L’idolâtrie est très souvent comparée à une prostitution. » (Jules-Marcel Nicole et al., La Sainte Bible [Colombe], Alliance biblique universelle, 1978, Glossaire, p. 8.)

« Idolâtrie : […] Les mots hébreux et grecs relatifs à l’‹ idolâtrie › se ressemblent beaucoup. L’Ancien et le Nouveau Testament décrivent tous deux l’adoration des idoles comme une abomination et condamnent ceux qui la pratiquent. Le mot hébreu hebel et le mot grec eidōlon démontrent qu’il est futile d’adorer des idoles parce qu’il s’agit de [faux] dieux fabriqués de toutes pièces par les hommes. » (Stephen Renn et Gilles Despins, Dictionnaire des mots bibliques, Publications chrétiennes, 2023, p. 474-475.)

Icône (εἰκών) : « En Colossiens 1:15, Christ est décrit comme étant εἰκὼν τοῦ θεοῦ τοῦ ἀοράτου [‹ l’image du Dieu invisible › (S21)] [et semblablement en 2 Corinthiens 4:4 : εἰκὼν τοῦ θεοῦ = ‹ l’image de Dieu › (S21)]. Pour la logique moderne cela semble être une contradiction, car comment peut-il y avoir une image de ce qui est invisible et sans forme ? La particularité de cette expression est reliée à l’ancien concept [de l’icône dans la culture gréco-romaine en Antiquité. Dans le contexte de celle-ci, le mot] εἰκὼν n’implique pas un affaiblissement ou une copie frêle d’une chose. Il implique l’illumination de son cœur ou de son essence. […] Ici, l’opinion très répandue [dans le paganisme gréco-romain antique] était qu’en quelque sorte, dans l’image, l’être propre du dieu lui-même est présent devant l’homme. Ceci est confirmé par les miracles et la magie associée aux images. Les copies [= εἰκὼν] ont les mêmes pouvoirs et les mêmes capacités de sentiment et d’action que les originaux. […] Ainsi, l’εἰκὼν exprime la manifestation du divin dans ce monde. » (Hermann Kleinknecht, Theological Dictionary of the New Testament, Vol. 2, Eerdmans Publishing, 1964, p. 389-390.)

Ce qui se dégage de la multiplicité de définitions reproduites ci-dessus, c’est qu’en ce qui concerne les images religieuses, la seule existence d’une image de Dieu n’est jamais constitutive d’idolâtrie en elle-même. Pour qu’il y ait idolâtrie – et incidemment idole – cette image doit être un objet ou un instrument d’adoration illicite, objet auquel on attribue des pouvoirs surnaturels. Pas d’adoration, pas d’idolâtrie ; pas d’idolâtrie, pas d’idole.

En outre, malgré qu’en linguistique l’étymologie doive être distinguée de la définition, et que l’étymologie d’un mot ne soit pas toujours indicative du sens de ce mot – en anglais, « pineapple » (ananas) ne désigne pas une pomme poussant dans un pin ! – elle peut parfois l’être. Ça semble être le cas avec le mot idolâtrie. En effet, ce mot français est dérivé du mot grec eidōlolatreia (εἰδωλολατρεία), qui est lui-même composé des mots grecs eidōlon (εἴδωλον), signifiant « image/idole », et latreia (λατρεία), signifiant « culte/adoration ». (Émile Pessonneaux, Dictionnaire grec-français, Librairie classique Eugène Belin, 1953, p. 436 ; John Kohlenberger et James Swanson, The Strongest Strong’s Exhaustive Concordance of the Bible, Zondervan Publishers, 2001, p. 2008.)

Il s’ensuit qu’étymologiquement, « idolâtrie » signifie « adoration d’image » ou « culte d’image ». Cela veut donc dire qu’une image de Dieu à laquelle aucun culte n’est rendu n’est pas et ne peut pas être une idole, mais aussi que toute image à laquelle un culte est rendu est, étymologiquement, une idole (peu importe si le contexte de ce culte est païen ou pseudo-chrétien).

La définition et l’étymologie de l’idôlatrie et des mots apparentés est fort instructive pour la controverse entre l’iconoclasme radical et l’iconoclasme modéré. Les tenants de l’iconoclasme radical ont tendance à affubler d’« idole » toute image de l’une des trois personnes de la Trinité, sans considération du cadre pratico-théologique de ces images, et à accuser d’« idolâtrie » tous ceux qui ne partagent pas leur myopie doctrinale en ce domaine. Les adhérents de l’iconoclasme modéré, par contre, tiennent compte de ce qu’est la réalité factuelle et spirituelle de l’idolâtrie dans leur approche mesurée et prudente sur la question des images divines.

Théophanie(s) 101

Comme les trois prochains articles de la présente série le démontreront (images à l’appui), le courant théologique réformé fondé au XVIème siècle puis consolidé au XVIIème siècle admet la légitimité de certaines images de Dieu moyennant certaines conditions. Ainsi, le sceau officiel des Églises réformées de France (1583), la Bible de Genève française de 1565, la Bible de Genève française de 1588, la Geneva Bible anglaise de 1560, la Bible de Zürich réformée allemande (1531), la Bible réformée néerlandaise (Statenvertaling, 1637), les deux premières éditions de la Bible réformée espagnole (dite Reina-Valera, 1569 & 1602), le sceau officieux de l’Église réformée d’Écosse utilisé dès 1691 et d’autres autorités « mainstream » datant de la genèse de la foi réformée portaient tous des images de Dieu ! Or l’ensemble de ces images ont en commun qu’elles ne sont pas des images issues de l’imagination humaine ; elles sont plutôt des représentations de diverses théophanies par lesquelles l’Éternel s’est préalablement, de sa propre initiative, souverainement imagé lui-même à l’humanité. L’importance capitale de la notion de théophanie mérite donc que l’on définisse davantage ses contours historico-théologiques.

« Théophanie : Terme théologique qui désigne une manifestation visuelle ou auditive de Dieu. Les manifestations visibles peuvent être celles d’un ange apparaissant sous une forme humaine (Jg 13) ; d’une flamme dans le buisson ardent (Ex 3:2-6) ; et de feu, de fumée et de tonnerre sur le mont Sinaï (Ex 19:18-20). […] Dieu prend l’initiative de la théophanie. » (James Moyer, Grand Dictionnaire de théologie, Éditions Excelsis, 2021, p. 1331.)

« Les doctrines de la théophanie et de l’incarnation nous montrent que Dieu est capable de prendre une forme physique. […] Une théophanie est une manifestation visible de Dieu aux être humains. » | « Dans une théophanie, Dieu apparaît sous la forme de quelque chose créé, souvent comme un ange ou un homme. L’‹ ange de l’Éternel › apparaît tel un ange, mais à un point dans le contexte s’identifie lui-même comme étant Dieu, comme en Genèse 16:7-14 [puis] 21:17-21. En Genèse 32:22-32, Jacob lutte avec ‹ un homme › (v. 24) qui s’avère être Dieu (v. 30). […] Le plus souvent, une théophanie prends la forme d’une nuée de gloire, tel que le pilier de nuée et de feu par lequel Dieu guida Israël à travers le désert [Ex 13:21-22 ; 14:19-25 ; 33:9-10 ; 40:34-38]. Dans cette nuée est Dieu lui-même (Ex 16:6-10). Ici la révélation a un aspect fortement visuel. Malgré que Dieu soit invisible, il prend volontairement des formes visibles pour impressionner les gens avec sa puissance terrifiante et sa gloire magnifique. Or Jésus-Christ est aussi une théophanie. […] Dans l’Écriture Sainte, la théophanie est aussi connectée au Saint-Esprit, la Troisième personne de la Trinité. » (John Frame, Systematic Theology : An Introduction to Christian Belief, Presbyterian & Reformed Publishing, 2013, p. 390-391 et 672-673.)

« Qu’est-ce qu’une théophanie ? Très souvent, dans l’histoire biblique, Dieu apparaît sous forme humaine ou se révèle par l’intermédiaire d’éléments naturels. Il apparaît parfois à des gens pleinement éveillés ; à d’autres moments, il se révèle dans un rêve, à quelqu’un qui dort ou encore à quelqu’un qui est en transe. On appelle ‹ théophanies › ces cas tangibles de révélation divine. […] La révélation théophanique de Dieu culmine dans l’incarnation de Jésus-Christ, le Fils de Dieu. » (Robert Chisholm, Dictionnaire de théologie biblique, Éditions Excelsis, 2006, p. 471-474.)

(In)visibilité de Dieu et de sa réalité céleste

Le développement ci-dessous aide à fournir la toile de fond théologique pour une compréhension adéquate de la légitimité de certaines représentations artistiques du Dieu trinitaire incorporel et immatériel.

« Dire que Dieu est invisible, ce n’est pas l’exclure du domaine du visible, mais le considérer comme le Seigneur de la visibilité, le Seigneur de la lumière. Plusieurs textes bibliques parlent de Dieu comme étant invisible (grec aoratos) (Rom. 1:20 ; Col. 1:15 ; 1 Tim. 1:17 ; Heb. 11:27). La littérature johannique affirme à plusieurs endroits que personne n’a jamais vu Dieu (Jean 1:18 ; 5:37 ; 6:46 ; 1 Jean 4:12, 20).

Cependant, comme nous l’avons vu, Dieu s’est révélé par la théophanie et l’incarnation, qui sont toutes deux des moyens très visibles. En réalité, voir une théophanie ou le Christ incarné, c’est voir Dieu. […] Dieu n’est certainement pas irreprésentable au sens strict. Il se représente dans la théophanie, le Christ est son image par excellence (Col. 1:15 ; Heb. 1:3), et l’homme est également son image (Gen. 1:27). Dieu prohibe le culte des images, non pas parce qu’il ne peut pas être représenté, mais […] parce qu’il entend affirmer son droit exclusif à se faire des images de lui-même [c-à-d de choisir souverainement sous quelle forme concrète il se représente et est représenté]. […]

1. Dieu est essentiellement invisible. Cela ne signifie pas qu’il ne peut en aucun cas être vu, mais plutôt qu’en tant que Seigneur, il choisit souverainement quand, où et à qui il se rend visible. Il contrôle toute la matière et la lumière dans l’univers, de sorte que c’est lui seul qui détermine si et comment il sera visible pour ses créatures. […]

2. Dieu s’est souvent rendu visible, dans les théophanies et dans le Christ incarné, de sorte que les êtres humains peuvent à l’occasion véritablement dire qu’ils ont ‹ vu Dieu ›. La théophanie de la nuée de gloire […] est une révélation permanente et visible de Dieu, située dans le ciel, mais parfois visible de la terre [1 Rois 22:19 ; Ésaïe 6:1-4 ; Ézéchiel 8:2-4 ; Daniel 7:9-10 ; Actes 7:55-56 ; etc.] Et à la droite de Dieu dans le ciel se trouve Jésus, qui demeure à la fois Dieu et homme et est donc une personne divine visible en permanence.

3. ‹ Personne n’a jamais vu Dieu › (Jean 1:18a) signifie que personne n’a jamais vu Dieu en dehors de sa révélation théophanique-incarnationnelle volontaire : ‹ Dieu le Fils unique, qui est dans l’intimité du Père, est celui qui l’a fait connaître › (v. 18b [S21]). » (John Frame, Systematic Theology, p. 392-395.)

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« Dans l’Évangile de Jean, il est dit : ‹ Personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu, le Fils unique qui vit dans l’intimité du Père, nous l’a révélé › (1:18) [Semeur]. Jean veut dire que jamais personne n’a vu Dieu dans sa nature absolue et illimitée — pas même Moïse. C’est ce que confirme Ex 33:20. […] Pour revenir à Moïse, si nous lisons qu’il parlait à Dieu ‹ directement face à face, comme un homme parle à son ami › (Ex 33:11), c’est le Fils de Dieu qu’il rencontrait.

Rappelons-nous que le Fils de Dieu appelle ceux qui croient en lui ‹ ses amis › (Jn 15:15). Nb 12:7-8 nous confirme que Moïse a vu ‹ l’image › de Dieu c.-à-d. le Christ : ‹ C’est de vive voix que je lui parle (à Moïse), de façon claire et non dans un langage énigmatique, et il voit l’Éternel de façon visible › (litt. : ‹ il voit l’image de l’Éternel de façon visible ›). [L]a Bible fait une nette distinction entre voir Dieu dans sa gloire non voilée et contempler une représentation ou un reflet de Dieu dans une rencontre avec lui. » (Alfred Kuen, Encyclopédie des difficultés bibliques, Vol. 1 : Pentateuque, Éditions Emmaüs, 2006, p. 410-411.)

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Dans les trois prochains articles de la présente série, nous verrons une multitude d’exemples d’utilisations d’images de Dieu dans le protestantisme réformé ancien (XVIème et XVIIème siècle). En attendant, voici quelques images de Dieu plus récentes usitées dans un contexte réformé militaire ou ecclésial…

Théophanie (colombe représentant le Saint-Esprit dans la croix huguenote créée à Nîmes au Languedoc vers 1688) sur l’insigne officiel des protestants des Forces Françaises Libres (FFL) et des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI) pendant la Seconde Guerre mondiale (1940-1945) :

Théophanie (colombe) dans le vitrail du temple de l’Église protestante unie de Dreux en Orléanais (actuel Eure-et-Loir) en France :

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