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Posts Tagged ‘texte césaréen’

Cet article est une appréciation de la vidéo ci-dessous.

Je partage la croyance de messieurs Christian Khanda et Hugues Pierre dans l’importance primordiale de la doctrine de la préservation des Écritures Saintes, et je suis passionné par la transmission providentielle des oracles divins aux cours des millénaires de l’histoire de la Rédemption. Toutefois, j’estime que la thèse spécifique promue par ces deux internautes, à savoir que pour le N.T., seul le soi-disant “texte reçu” grec doive être considéré comme étant le texte inspiré correctement préservé, est intenable sur les plans théologique et historique. Pour cette raison, je vais répondre ci-dessous aux erreurs les plus sérieuses que j’ai constaté dans cette discussion (que j’ai écouté très attentivement).

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Tout d’abord, vers la minute 12:10, Hugues Pierre s’en prend à la critique textuelle, qu’il présente comme une pratique remontant au XIXème siècle. En réalité, la critique textuelle est aussi ancienne que l’existence de variantes textuelles entres différentes copies manuscrites puis tapuscrites du texte du N.T. Dès l’Antiquité chrétienne, des Pères de l’Église relatent l’existence de variantes et s’attèlent à la critique textuelle, discipline qui consiste à évaluer les variantes connues dans le but de déterminer celle qui correspond au texte révélé original. J’ai reproduit plusieurs définitions et descriptions de la critique textuelle du N.T. venant d’ouvrages académiques chrétiens ici (donc Hugues Pierre ne pourra pas plaider que j’invente une nouvelle définition juste pour les fins de mon propos) : Introduction à la critique textuelle du Nouveau Testament.

Hugues Pierre s’émeut de la notion de « restauration » du Texte Sacré qui est sous-jacente à la critique textuelle. Or si l’on détecte une erreur humaine dans la transmission du texte, que l’on identifie la variante correcte via une démarche de critique textuelle, puis que l’on corrige cette erreur en remplaçant la variante erronée par la variante correcte, cette rectification consiste indubitablement, pour ce lieu-variant, en une *restauration* du texte.

D’ailleurs, ces nouveaux zélateurs du “texte reçu” (TR) ont beau s’émouvoir du concept de *restauration* du texte néotestamentaire, les utilisateurs du TR s’adonnent volontiers depuis 500 ans à cet exercice de *restauration* ! Quelques exemples :

→ En Luc 2:22, Érasme suivi par la Bible de Genève française de 1553 disent « LEUR purification » ; puis Bèze éventuellement suivi par Ostervald *restaurent* (ou s’imaginent restaurer) le texte à « SA purification ».
→ En Luc 17:36, Érasme suivi par les Bibles réformées françaises de 1535, 1540 et 1553 omettent le verset en entier ; puis Bèze suivi par les versions TR ultérieures *restaurent* le verset en entier.
→ En Romains 12:11, Estienne suivi par les Bibles réformées françaises de 1535, 1540 et 1553 disent « servant AU TEMPS » ; puis Bèze suivi par les versions TR ultérieures *restaurent* ce texte à « servant LE SEIGNEUR ».

Démonstration faite : Les biblistes réformés du XVIème siècle n’hésitaient pas à (tenter de) *restaurer* le Texte Sacré en le purgeant de ses corruptions – réelles ou imaginaires – au moyen de la critique textuelle. C’est un fait historique irréfutable.

Vers la minute 16:20, puis encore à 46:05, 56:00 et 1:18:50, Christian Khanda plaide répétitivement que le texte reçu est *le* « texte protestant » et que les confessions de foi protestantes « sont basées sur le TR ». Khanda insiste surtout sur l’article 1:8 de la Confession de Westminster, qui énonce que l’A.T. et le N.T. furent « gardés purs, au long des siècles, par sa providence [de Dieu] et ses soins particuliers » (formulation identique dans la Déclaration de Savoy congrégationaliste de 1658 et la Confession réformée baptiste de 1689). Khanda essaie de capitaliser sur cette affirmation crédale très prudente pour faire accroire à ses auditeurs que le protestantisme réformé confessant est obligatoirement assujetti à sa thèse d’exclusivité du TR. Cette attitude émane d’une compréhension inadéquate de cette clause confessionnelle.

Sans m’attarder sur le fait que le TR est, historiquement, une coproduction de la Papauté idolâtre (!), je démontre dans mon étude Considérations sur l’orthodoxie réformée, la préservation des Écritures Saintes et la critique textuelle du N.T., plus précisément à la section 2 intitulée L’orthodoxie réformée ne requière pas d’adhérer à une traduction et à un texte-type spécifiques, que l’article 1:8 des Westminster / Savoy / 1689 ne peut pas être valablement instrumentalisé pour délégitimer tous les textes néotestamentaires grecs autres que le TR.

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À la minute 20:50, Christian Khanda fait allusion à la redécouverte du Codex Sinaïticus (oncial ℵ01) au milieu du XIXème siècle (mais sans l’identifier explicitement), puis généralise ensuite en alléguant que le peuple de Dieu n’a pas utilisé ces textes (ℵ01 et les autres anciens manuscrits des II-IVèmes siècles) de manière ininterrompue au fil des siècles. Monsieur Khanda mêle vraiment les cartes ici.

Pour commencer, qui est le « peuple de Dieu » ? À partir du IXème siècle, avec le triomphe définitif de la pseudo-orthodoxie (rétablissement durable de l’iconodoulie) dans l’Empire byzantin, l’Église grecque d’Orient devient quasiment aussi hérétique que l’Église catholique romaine (culte des saints = polythéisme, etc.).

Dans cet Orient hellénique, seul le clergé avait un contact direct & régulier avec la Bible… or ce contact n’était pas forcément reluisant. Il n’était pas rare pour les moines byzantins copiant ces Bibles grecques tardives d’y insérer une prière en postlude où ils remercient la Vierge Marie – comme une déesse – de les avoir aidés à copier le manuscrit ! C’est ça le « peuple de Dieu » selon Khanda ? Rappel : les vrais chrétiens sont monothéistes.

Ensuite, concernant l’utilisation effective des grands onciaux tels le Codex Sinaïticus (ℵ01), le Codex Vaticanus (B03) et le Codex Alexandrinus (A02), ce n’est pas parce que ces manuscrits n’étaient pas utilisé lors de leur redécouverte (ou leur revalorisation) aux XVII-XIXèmes siècles qu’ils n’ont jamais été utilisés ! Bien au contraire, ces codices furent tellement utilisés qu’ils tombent en lambeaux et même que plusieurs de leurs portions physiquement situées sur le dessus ou le dessous sont disparues depuis très longtemps à force d’usure. Ainsi, le Sinaïticus est usé à la corde : le 1er folio survivant commence à Genèse 21:26, et à vrai dire la majeure partie du texte précédant 1 Chroniques 9:27 est manquant. Et dans le Vaticanus, les folios portant l’original d’Hébreux 9:15 jusqu’à la fin du N.T. furent perdus avant même l’arrivée de ce manuscrit en Occident au milieu du XVème siècle. Donc ces Bibles ont amplement été utilisées.

La raison pour laquelle ces grands onciaux n’étaient pas en usage en Orient au moment où ils furent transportés en Occident (ou découverts en Orient par des protestants occidentaux) aux XV-XIXèmes siècles, c’est que plus personne sur la planète n’utilisait le script dans lequel ils furent écrits. Duh ! Ces Bibles grecques de l’Antiquité furent entièrement copiés en lettres onciales (majuscules arrondies). Or au VIIIème siècle, autant en Occident latin qu’en Orient grec, les lettres minuscules sont inventées. Ce nouveau script en minuscules remplace rapidement le vieux script en majuscules, et en quelques générations les documents écrits en majuscules sont délaissés parce que devenus désuets aux yeux des lecteurs désormais uniquement habitués à la graphie minuscule.

Monsieur Khanda devrait s’éduquer un peu sur l’histoire de la codicologie chrétienne et de la transmission du texte biblique avant de raconter des balivernes condamnatoires. En ce sens, l’analyse des variantes textuelles contenues dans les citations bibliques des écrits patristiques démontre que dès l’Antiquité, tous les quatre principaux textes-types étaient connus et utilisés dans l’Église chrétienne ; voir mon article L’origine géographique et chronologique des différents textes-types du N.T.

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À la minute 28:00, Hugues Pierre avance que le “texte reçu” est assimilable au texte majoritaire de l’Orient grec médiéval. C’est un argument pro-TR très à la mode, mais fallacieux. La vérité est plus complexe que ça. Le TR est une fabrication éclectique datant du XVIème siècle. En réalité, il existe plus d’un millier de variantes textuelles traduisibles entre le TR et le texte majoritaire byzantin ! Certes, en moyenne, le TR est comparativement plus proche du texte majoritaire que ne l’est le texte standard Nestle-Aland (le texte critique le plus répandu), mais on ne peut pas prendre pour acquis que le texte majoritaire va nécessairement s’aligner avec le TR contre le texte standard (qui est surtout basé sur le texte alexandrin), parce que dans plus de 85 cas, le texte majoritaire concorde avec le texte standard contre le TR ! Voir l’article Leçons du Nouveau Testament où le texte alexandrin concorde avec le texte majoritaire contre le texte reçu.

À la minute 24:00, Christian Khanda attaque la critique textuelle moderne du N.T. comme étant une méthode naturaliste, « la théorie de l’évolution appliquée à la Parole de Dieu », dit-il. Dans la même veine, à la minute 45:00, Hugues Pierre prétends que pendant 300 ans (grosso modo de 1500 à 1800), tout le monde était content avec le texte reçu grec. Ces deux assertions sont erronées.

La critique textuelle moderne de la Bible n’est que le prolongement de la critique textuelle humaniste (pas dans le sens laïciste du terme) et réformationnelle amorcé au XVIème siècle. Dès les premières itérations du TR, plein d’érudits – protestants comme catholiques – étaient conscients des lacunes et des faiblesses de ce texte, c’est pourquoi ils n’hésitèrent pas à le modifier ou à préconiser sa rectification (comme par exemple Théodore de Bèze qui argumente contre l’authenticité de la péricope de la femme adultère dans son édition du TR de 1598).

Mais l’état précoce et fragmentaire de la connaissance des manuscrits grecs du N.T. au début du XVIème siècle fit en sorte que l’entreprise colossale consistant à répertorier et collationner ces manuscrits dispersés à travers l’Europe et l’Asie a nécessité ± 300 ans. Donc c’est tout à fait normal, vu cette progression graduelle des connaissances, que ce n’est qu’au XIXème siècle que l’on put produire un texte standard grec apte à remplacer le TR.

Des chrétiens dévoués participèrent à tout ce long processus, comme je l’explique dans la section La critique textuelle est un vecteur de la providence rédemptrice de Dieu de mon étude Considérations sur l’orthodoxie réformée et la préservation des Écritures Saintes (section 4).

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Vers la minute 57:05, Christian Khanda évoque la variante trinitaire « Dieu le Fils unique » du texte critique (TC) en Jean 1:18, lieu-variant ou le texte reçu porte la variante non-trinitaire « le Fils unique engendré ». Khanda essaie de sauver la réputation de cette variante non-trinitaire du TR en arguant que c’est plutôt le TC qui serait jéhoviste ici. Hugues Pierre s’efforce de lui prêter main forte dans les minutes subséquentes.

Durant l’Antiquité chrétienne, beaucoup de Pères de l’Église utilisèrent des Bibles attestant cette variante « Dieu le Fils unique » du TC en Jean 1:18 – comme les papyri P66 (copié en l’an ≈150) & P75 (copié en l’an ≈175) ou la Peshitta araméenne – et citèrent explicitement cette variante trinitaire dans leurs écrits :
• Irénée de Lyon dans ‹Contre les hérésies› (§ 4:20:11).
• Clément d’Alexandrie dans ‹Stromates› (§ 5:12).
• Origène d’Alexandrie dans ‹Commentaire du Jean› (§ 2:29) et dans ‹Contre Celse› (§ 2:71).
• Eusèbe de Césarée dans ‹Théologie ecclésiastique› (§ 3:7).
• Basile de Césarée-en-Cappadoce dans ‹Sur le Saint-Esprit› (§ 6:15, 8:17, 8:19 et 11:27).
• Didyme l’Aveugle dans ‹Commentaire sur Zacharie› (§ 5:33) et dans ‹Commentaire sur Ecclésiaste› (§ 12:5).
• Épiphane de Salamine dans ‹Ancoratus› (§ 2:5 et 3:9) et dans ‹Panarion› (§ 612 et 817).
• Sérapion de Thmuis dans ‹Contre les manichéens› (p. 639).
• Cyrille d’Alexandrie dans ‹Commentaire sur Jean› (§ 1:10), dans ‹Contre Nestorius› (§ 3:2 et 5:2), dans ‹Le Christ est un› (non numéroté) et dans ‹Thesaurus de sancta et consubstantiali trinitate› (§ 35 ss).

Alors, doit-on conclure du raisonnement de messieurs Khanda et Pierre que les sommités patristiques qui nous ont légués la trinitariologie orthodoxe – tels Basile de Césarée et Cyrille d’Alexandrie – étaient des précurseurs des jéhovistes modernes ?! C’est complètement ridicule. Et Jean 1:18 n’est pas le seul lieu-variant où le texte critique / standard enseigne une christologie supérieure à celle du texte reçu. Y’en a plein d’autres, voyez ces tableaux comparatifs : La christologie des Bibles basées sur le texte standard n’a rien à envier à celle des Bibles basées sur le texte reçu.

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À la minute 1:02:15, Hugues Pierre feint d’adresser le problème des variantes textuelles internes du TR. Malgré qu’il reconnaît que ces variantes existent, il esquive le fait que ces variantes intra-TR obligent les tenants du TR à effectuer de la critique textuelle (s’ils veulent départager les bonnes variantes des mauvaises variantes). Pierre préfère revenir à la charge avec son « objection de principe » au texte critique, à savoir que ce TC présupposerait que « le texte biblique a été perdu, corrompu, et détruit ».

Or cette pirouette rhétorique ne fonctionne pas, car les tenants du TC disent que le texte biblique fut corrompu puis fut rétabli UNIQUEMENT LÀ OÙ IL Y A DES VARIANTES (c’est-à-dire environ 5 à 10 % maximum du texte du N.T.). On revient donc aux variantes !

Dans la suite immédiate de l’entretien, Hugues Pierre expose sa distinction entre un « texte fermé » (le TR selon lui) et un « texte ouvert » (le TC selon lui). Le TC, puisqu’il serait toujours susceptible d’être amélioré dans le futur, serait coupable de « régression à l’infini », il serait modifiable sans aucun garde-fou et sans aucune limite.

C’est une fausse représentation. Loin de menacer la stabilité du texte, les découvertes archéologiques, muséologiques ou archivistiques de « nouveaux » manuscrits néotestamentaires sont toujours appréciées à la lumière de l’immense bagage de connaissances portant sur la masse des 6000+ manuscrits grecs déjà en notre possession. C’est pour ça que le texte standard Nestle-Aland a très peu changé depuis sa 1ère incorporation substantielle de l’apport des papyri dans l’UBS3 (1975) / NA26 (1979).

Nous sommes en bon droit de demander aux zélateurs du TR pourquoi c’était légitime de modifier le TR de 1516 (1ère éd. d’Érasme promue par le pape de Rome) jusqu’en 1881 (éd. de Scrivener promue par la Société biblique trinitaire), mais ça ne serait pas légitime de réformer le TC entre 1975 et 2026 (date prévue de parution du NA29) ? En vertu de quoi devrions-nous nous astreindre à cette braquette temporelle arbitraire imposée par les zélateurs du TR ?

En attendant qu’ils répondent à cela, il est instructif d’explorer les contradictions internes du TR, ce que je propose au lecteur de faire via cet article : Le “texte reçu” versus le “texte reçu” : Un survol des variantes internes au TR.

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Folio 67 verso du Codex Coridethi (Θ038) copié vers l’an 850, conservé au Centre national des manuscrits à Tbilissi en Géorgie, portant le texte de Mt 27:16-23  ✤  Cet oncial est l’un des principaux représentants du texte-type césaréen du N.T.

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En consultant le chapitre 27 de l’Évangile selon Matthieu dans la Nouvelle Bible Segond (NBS, 2002), nous pouvons lire ceci aux versets 16-17 :

« Ils avaient alors un prisonnier fameux, appelé Jésus-Barabbas. 17 Comme ils étaient rassemblés, Pilate leur dit : Lequel voulez-vous que je vous relâche, Jésus-Barabbas, ou Jésus qu’on appelle le Christ ? »

Vous remarquez sans doute le nom inhabituel donné à l’autre prisonnier que le Préfet & Procurateur de Judée, Ponce Pilate, propose de relâcher : « Jésus-Barabbas », plutôt que simplement « Barabbas ». Sur le plan de l’anthroponymie, il n’y a ici rien de suspect : Jésus – une contraction de Josué – était un nom assez répandu parmi les populations juives du bassin méditerranéen au Ier siècle, comme en témoignent la présence du mage « Elymas Bar-Jésus » (littéralement « Elymas fils de Jésus » en araméen) à Paphos sur l’île de Chypre (Actes 13:6-8) ainsi que de l’évangéliste « Jésus appelé Justus » dans l’Église locale chrétienne de Rome (Colossiens 4:11).

Là où le texte de Matthieu 27:16-17 dans la NBS est inhabituel, c’est parce que la plupart des traductions françaises de la Bible – tant protestantes que catholiques – ont ici « Barabbas » tout court, pas « Jésus-Barabbas » comme dans la NBS, la Bible en français courant (BFC, 1997), la Nouvelle français courant (NFC, 2019) ou la Parole de Vie (PDV, 2017).

Qu’est-ce qui explique cette curiosité ? La Bible du Semeur 2015 fournit un indice en note infrapaginale : « certains manuscrits ont Jésus-Barabbas ». Il s’agit donc d’une différence dans le texte-source qui est traduit, et non d’une différence dans la traduction elle-même. L’explication de Philip Comfort dans son Commentary on the Manuscripts and Text of the New Testament est plus substantielle : Cette variante textuelle (Jésus-Barrabas) ne se trouve que dans des manuscrits catégorisés parmi le texte-type césaréen du N.T (Kregel Academic, 2015, p. 173-174). C’est même la variante la mieux connue de ce texte-type, mais certainement pas la seule, comme nous le verrons ci-après.

En langue anglaise, l’une des multiples versions ayant également choisi de mettre « Jésus-Barabbas » en Matthieu 27:16-17 est la New English Translation (NET, 2019) — les principales autres sont la NAB (1970), la NEB (aussi 1970), la REB (1989), la NRSV (1989/2021) et surtout la fameuse NIV (1978/2011). Dans la Bible d’étude NET (dite Full Notes Edition), Daniel Wallace argumente que malgré le fait que les manuscrits attestant la variante « Jésus-Barabbas » ne soient pas les meilleurs (en termes de qualité et d’ancienneté) et soient relativement peu nombreux, il serait selon lui plus probable que des copistes chrétiens aient intentionnellement enlevé le mot « Jésus » dans le nom du malfaiteur Barabbas (par motif de piété dévote) qu’ils ne l’y aient intentionnellement ajouté puisqu’ils n’auraient eu aucun incitatif théologique pouvant motiver un tel ajout (NET-FNE, Biblical Studies Press, 2019, p. 1848).

Alors qu’en est-il réellement ? L’apôtre Matthieu a-t-il écrit, sous l’inspiration du Saint-Esprit, « Barabbas » ou « Jésus-Barabbas » avant « Jésus qu’on appelle le Christ » ?!

Dans un article publié récemment, le spécialiste de critique textuelle Dirk Jonkind (un protestant néerlandais) résout cette question. Tout d’abord, il observe qu’aucun manuscrit grec existant aujourd’hui portant la variante « Jésus-Barabbas » n’est antérieur au IXème siècle (oncial Θ038) ou au Xème siècle (oncial S028), ce qui est très tardif comparativement aux onciaux 01 et B02 (copiés vers 330), ainsi qu’aux onciaux A02, D05 et W032 (tous copiés vers 400), qui portent simplement « Jésus ». Ensuite, Jonkind épluche les extraits de commentaires exégétiques copiés en gloses marginales dans certains manuscrits bibliques (chaînes de scholia formant des catenae) évoquant cette variante (cela concerne ici une vingtaine de mss au total), et constate qu’elle existait tout de même dans certaines branches isolées de la littérature patristique remontant jusqu’au IIIème siècle. Pour expliquer cet étrange état de fait, Jonkind poursuit en reprenant les travaux d’un savant évangélique britannique du XIXème siècle, Samuel Prideaux Tregelles (1813-1875).

Il est plus aisé de comprendre l’origine de la variante « Jésus-Barabbas » en consultant Tregelles directement. Dans son Account of the Printed Text of the Greek New Testament (1854), cet érudit explique que cette petite corruption textuelle fut vraisemblablement causée par le fait que : {1} Dans les manuscrits primitifs du N.T. (comme dans l’ensemble des documents gréco-romains de la même époque), les textes étaient écrits sans espace entre les mots et sans ponctuation (pratique appelée scriptio continua). {2} Certains mots désignant des personnes divines ou importantes étaient écrits de manière abrégée et stylisée. Ces abréviations textuelles sont appelées au pluriel les nomina sacra (« noms sacrés » en latin ; au singulier nomen sacrum). {3} En Antiquité, la combinaison de la scriptio continua et de l’usage répété du nomen sacrum de « Jésus » (sigle ΙΣ ou ΙΥ avec une barre horizontale au-dessus) faisait en sorte que c’était très facile pour un scribe de générer la variante « Jésus-Barabbas » accidentellement, par dittographie. Ainsi s’exprime Tregelles (à la p. 195 de l’ouvrage susmentionné) :

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Renseignements sur le texte-type césaréen du N.T.

Le texte-type césaréen est clairement le texte-type le moins bien connu parmi les quatre textes-types du Nouveau Testament. À ma connaissance, c’est même le seul d’entre-eux qui ne dispose aujourd’hui d’aucun « partisan » dans l’arène tumultueuse des controverses bibliologiques. Pourtant, comme l’illustre le cas de « Jésus-Barabbas » étudié ci-dessus, des variantes textuelles d’origine césaréenne peuvent figurer dans le corps du texte d’une multitude de traductions néotestamentaires françaises et anglaises – protestantes, catholiques ou œcuméniques – produites ces 50+ dernières années. Il est donc pertinent de se documenter sur cette tradition manuscrite particulière. À cette fin, le document ci-dessous réunit des renseignements généraux sur ce type de texte puis identifie une douzaine de variantes distinctives césaréennes dans les Évangiles selon Matthieu et selon Marc.

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Ce document peut aussi être consulté sur Calaméo et est accessible en téléchargement direct ici.

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Folio du Codex Washingtonensis III (W032) copié vers l’an 400, conservé au Freer Gallery of Art de la Smithsonian Institution à Washington (D.C.), portant le texte de Marc 5:26 à 5:37 où il transitionnerait, au v. 31, du texte-type occidental au texte-type césaréen

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Nous avons vu, précédemment, en quoi consiste la critique textuelle du Nouveau Testament, et pourquoi cette démarche érudite est tout à fait conforme à l’orthodoxie réformée confessionnelle historique et à l’héritage de la foi évangélique traditionnelle. Nous nous penchons maintenant sur l’identité des textes-types du N.T.

Dans leur analyse comparative des 6000+ manuscrits grecs du Nouveau Testament, les spécialistes de la transmission du N.T. regroupent les différents manuscrits – ou plus exactement les différents textes portés par ces manuscrits – en des catégories (qu’on appelle des textes-types) en fonction de leurs caractéristiques textuelles et para-textuelles communes.

Ces textes-types dans les manuscrits grecs antiques et médiévaux sont au nombre de quatre : Il s’agit du texte-type alexandrin, du texte-type byzantin, du texte-type occidental et du texte-type césaréen. (Quant aux éditions imprimées modernes du N.T. grec, il s’agit du texte standard – aussi appelé texte critique – qui est surtout basé sur le texte-type alexandrin, du texte dit majoritaire qui est dérivé du texte-type byzantin, et du soi-disant “texte reçu” qui est surtout un mélange du texte byzantin avec des éléments de la Vulgate latine.)

Une petite mise en garde préalable s’impose avant de se lancer dans l’étude des textes-types néotestamentaires : Cette classification quadripartite ne doit jamais nous faire perdre de vue que dans leur globalité, les textes de ces quatre textes-types sont identiques à environ 90 %. Leurs divergences mutuelles ne concernent qu’approximativement 10 % du texte, et parfois encore moins (ainsi, le texte standard/alexandrin et le texte majoritaire/byzantin se corroborent à ≈ 94-96 %).

Ces texte-types ne sont pas des ensembles monolithiques

Cette classification en quatre textes-types ne signifie pas que chacun de ces textes-types forme un groupe parfaitement homogène, rigide et monolithique. Au contraire, il existe beaucoup de variantes textuelles à l’intérieur de chaque texte-type ; ils partagent simplement assez de caractéristiques textuelles communes pour être considérées comme appartenant au même texte-type.

Malgré cette classification quadripartite, certains manuscrits qui sont en général représentatifs d’un texte-type peuvent occasionnellement contenir des variantes en général associées à un autre texte-type. Ce phénomène est parfois aléatoire, et parfois « organisé ». Par exemple, sur un total de 100 variantes dans un manuscrit fictif ABC-123, 80 % des variantes pourraient être caractéristiques du texte-type alexandrin et être réparties proportionnellement dans tout ce manuscrit, 10 % des variantes pourraient être caractéristiques du texte-type occidental et être dispersées dans tout ce manuscrit, et le 10 % des variantes résiduelles pourraient être caractéristiques du texte-type byzantin et être concentrées dans le dernier quart du manuscrit.

En outre, certains manuscrits sont des assemblages de différents « blocs ». À titre d’exemple, dans un manuscrit composite fictif DEF-456, les Évangiles pourraient être représentatifs du texte-type alexandrin, les Actes et les épîtres pauliniennes pourraient être représentatifs du texte-type occidental, puis les épîtres générales et l’Apocalypse pourraient être représentatifs du texte-type byzantin. Ou encore, dans un manuscrit fictif XYZ-789, les Évangiles de Matthieu et de Marc pourraient être du texte-type césaréen, puis les Évangiles de Luc et de Jean pourraient être du texte-type occidental. Ce phénomène est appelé « mixité de blocs » (block mixture).

Le texte “alexandrin” vient d’Asie Mineure et non d’Égypte

Il importe de comprendre que les noms donnés par convention à ces divers textes-types ne nous renseignent pas nécessairement sur leur véritable origine géographique respective. Ainsi, le vocable « alexandrin » (qui est attribué au texte-type réunissant des anciens papyri du tournant du IIIème siècle et les grands onciaux du début-milieu du IVème siècle) se nomme ainsi essentiellement parce que le 1er manuscrit de ce courant à devenir passablement bien connu en Occident moderne – à savoir le Codex Alexandrinus (A02) arrivé à Londres entre 1621 et 1627 – fut donné au roi d’Angleterre et d’Écosse par un ex-patriarche grec d’Alexandrie en Égypte, Cyrille Loukaris. Celui-ci avait trouvé cet ancien codex dans la bibliothèque patriarcale d’Alexandrie, mais ignorait qu’il provenait à l’origine de Constantinople et qu’il n’avait été apporté en Égypte qu’en 1308.

En réalité, les 1ères attestations textuelles connues de variantes caractéristiques de tous les textes-types grecs se retrouvent dans des papyri découverts en Égypte où ils ont survécus à cause du climat désertique très sec. Ces papyri des II-IIIèmes siècles, ainsi que les citations patristiques de Clément d’Alexandrie et d’Origène d’Alexandrie, prouvent que des variantes de tous les textes-types néotestamentaires étaient connues en Égypte dès l’époque la plus reculée. Si le texte-type alexandrin est prédominant parmi ces sources, c’est simplement parce que c’est ce type qui est le plus ancien et qui transmet – en général – le plus fidèlement le texte original du Ier siècle.

Pour le N.T., il n’existe pas la moindre preuve d’une recension textuelle qui aurait prétendument été orchestrée par le catéchète Pantène d’Alexandrie (natif de Sicile, fl. 180-192, † c. 216) ou par le mystérieux grammairien Hésychios d’Alexandrie (qui n’était même pas chrétien et dont on ignore s’il vécut au IVème et/ou au Vème s.), recension imaginaire dont le texte-type dit alexandrin serait supposément le résultat. Cette allégation colportée par les adeptes du texte reçu et du texte majoritaire est un stratagème rhétorique malhonnête pour tenter de faire naître le texte-type dit alexandrin en Égypte et ainsi de le lier à l’ésotérisme gnostique puis à l’hérésie arienne. De surcroît, ce stratagème rhétorique est absurde vu que le gnosticisme et l’arianisme étaient répandus dans presque tout l’Empire romain, pas juste en Égypte.

Les faits sont têtus : La proximité textuelle entre P75 et B03 dans les Évangiles de Luc & Jean, entre P46 et B03 dans les Épîtres pauliniennes non-pastorales, entre P66 et 01 dans l’Évangile de Jean, entre P64+67 & P77+103 et 01 dans l’Évangile de Matthieu, ainsi qu’entre P13 et B03 de même qu’entre P46 et 01 dans l’Épître aux Hébreux, etc., invalident chronologiquement la thèse invraisemblable d’une recension alexandrine par le païen Hyséchios. (Neville Birdsall, “Textes et versions”, Grand Dictionnaire de la Bible, Éditions Excelsis, 2010, p. 1662-1663 ; Philip Comfort, “The Most Reliable Witnesses”, New Testament Text and Translation Commentary, Tyndale House Publishers, 2008, p. XVI-XXIII).

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L’origine asiate / ionienne / ouest-anatolienne du texte-type dit alexandrin expliquée par Peter Rodgers (pasteur épiscopalien et professeur de N.T. au Fuller Theological Seminary à Sacramento en Californie) :

Le texte “occidental” n’est pas né en Occident

Semblablement, le vocable « occidental » est donné au texte-type portant ce nom parce que les deux 1ers manuscrits de ce courant à devenir passablement bien connus en Europe moderne – à savoir le Codex Bezæ (D05) et le Codex Claromontanus (D06) – furent respectivement dénichés par Théodore de Bèze à Lyon et à Clermont-de-l’Oise en France (c-à-d en Occident) au XVIème siècle. Toutefois, nous savons aujourd’hui que même si le Codex Bezæ fut vraisemblablement copié en Gaule méridionale au début du Vème siècle – probablement à Lyon ou à Vienne (Isère), ou possiblement à Clermont-Ferrand (comme le spéculait Bèze) – sa filiation textuelle remonte à Smyrne en Ionie (c-à-d en Orient) vers la fin du IIème siècle. Selon l’hypothèse la mieux accréditée, l’exemplaire depuis lequel aurait été copié D05 aurait été apporté dans la vallée du Rhône par le 1er pasteur de l’Assemblée chrétienne de Lyon, Pothin de Lyon († 177), natif d’Asie Mineure qui fut envoyé en Gaule par Polycarpe de Smyrne, ou sinon par son 2ème pasteur, Irénée de Lyon († 202), lui aussi un émule asiate de Polycarpe.

Certes, le Codex Claromontanus (D06) fut copié en Italie méridionale à la fin du Vème siècle, et deux autres importants témoins du texte-type dit occidental, le Codex Augiensis (F010) et le Codex Boernarius (G012), copiés au IXème siècle, viennent respectivement de l’Abbaye de Reichenau et de l’Abbaye de St-Gall en Germanie méridionale. Cela paraît situer ce texte-type en Occident. Cependant, la Vieille syriaque (version des Évangiles, Actes et Épîtres de Paul en araméen antérieure à la Peshitta) est un témoin du texte-type dit occidental ; elle confirme l’ancrage de ce texte-type en Orient environ 150 ans avant la production de D06 et un bon demi-millénaire avant la production de F010 et G012. (C.-B. Amphoux et J.-C. Haelewyck, Manuel de critique textuelle du Nouveau Testament, Éditions Safran, 2014, p. 21-22, 28-29, 102-103 et 272-273 ; Robert Waltz, “Manuscript F (010)” et “Manuscript G (012)”, Encyclopedia of Textual Criticism, en ligne).

Tableau-synthèse sur l’origine géo-chronologique des textes-types du N.T.

Voici un tableau synthétisant l’information basique sur l’origine géographique et chronologique des divers textes-types du Nouveau Testament grec (appuyé par moult références bibliographiques) en une seule page :

Ce tableau est aussi accessible sur Calaméo ou en téléchargement direct ici.

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Quelques précisions s’imposent :

  • Pour les fins de ce tableau, « centres d’origine » signifie aussi « centres de diffusion » (j’ai manqué d’espace pour l’ajouter). Ainsi, par exemple, nous savons par l’intermédiaire de la Vetus Latina (« Vieille latine », c-à-d la version de la Bible en latin antérieure à la traduction de la Vulgate par Jérôme de Stridon et Rufin le Syrien) qui était utilisée par des Pères de l’Église au Maghreb comme Tertullien de Carthage, Cyprien de Carthage en Augustin d’Hippone, que le texte-type occidental grec a été diffusé dans – et depuis – l’Afrique du Nord, puisque cette Vetus Latina fut traduite à partir de manuscrits grecs du texte-type occidental.
  • Ce tableau présuppose l’axiome selon lequel le lieu de découverte d’un manuscrit ou le lieu de popularité d’un texte-type (ci-après « t-t ») n’est pas une preuve déterminante de l’origine géographique du t-t concerné. En effet, les gens, les livres et les idées circulaient en Antiquité gréco-romaine comme ils circulent aujourd’hui. Ainsi, la découverte des Papyrus 66 & Papyrus 75 ayant un t-t alexandrin en Égypte, de même que l’utilisation du t-t alexandrin par Athanase d’Alexandrie au IVème siècle puis par Cyrille d’Alexandrie au Vème siècle, ne prouvent pas que ce t-t provienne initialement d’Égypte. Mais dans ce cas, ce tableau se contredit-il en indiquant que le t-t alexandrin proviendrait notamment de Constantinople car A02 est retraçable jusqu’à cette cité ? Hé bien pour être franc, puisque ce ms est l’un des principaux témoins de ce t-t, il m’a semblé que je devais le mentionner en quelque part dans le tableau, et l’indiquer tel que je l’ai fait est le seul moyen que j’ai trouvé tout en faisant tenir le tableau annoté sur une seule page au format légal nord-américain (8½×14 pouces).
  • Similairement, y-a-t’il incohérence dans l’indication que le t-t césaréen puise notamment ses origines dans l’Oasis du Fayoum en Égypte car le Papyrus 45 et le Codex Washingtonensis III (W032) y ont été déterrés ? Honnêtement, peut-être ; cette indication se motive par le fait que le t-t césaréen est de loin celui pour lequel nous disposons du moins d’informations faisant consensus (son existence même est contestée par Kurt & Barbara Aland, mais ceci est exagéré). Plutôt que de ne rien dire, mieux vaut dire le peu que nous savons.

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