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Posts Tagged ‘chasse aux socières’

L’historien Robert Muchembled a, dans plusieurs de ses travaux, démontré que la « grande chasse aux sorcières », qui a agité l’Europe de la fin du siècle XVIe à celle du XVIIe (et non au Moyen Âge), fut générée par l’expansion judiciaire des gouvernements séculiers, laquelle bouleversa profondément l’équilibre des sociétés rurales, plutôt que par un vague obscurantisme propagé par les églises comme on voudrait nous le faire croire. Voici donc des extraits de l’un de ses articles sur le sujet.

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L’intensité et la continuité des persécutions, nées de la volonté des gouvernants, dépendent ainsi de la capacité d’adhésion d’une partie des paysans au message qui leur est proposé : il est de ce fait possible de définir des communautés « ouvertes » ou « fermées » à la persécution et plus généralement de proposer un modèle explicatif global valable dans divers pays d’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. La chasse aux sorcières n’est-elle pas un simple épisode parmi d’autres, malgré son aspect spectaculaire, d’une conquête des campagnes occidentales par la Loi et par l’ordre ? En d’autres termes, ne s’agit-il pas partout et toujours de la pénétration du pouvoir contre les particularismes et contre les habitudes des ruraux de régler généralement leurs problèmes entre eux en ayant le moins possible recours aux tribunaux extérieurs ? Le mythe diabolique en ce sens débouche sur une sociologie de l’autorité.

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Persécuteurs et héritiers des inquisiteurs, les démonologues naissants s’imaginent […] dans un monde saturé de diabolisme où les adeptes secrets du démon préparent la ruine de leurs efforts. […] Cette construction mentale acquiert cependant une grande efficacité que plus tard et en particulier dans les États profondément influencés par la Contre-Réforme tridentine comme les Pays-Bas espagnols. La chasse aux sorcières atteint ses formes les plus épidémiques et sa plus grande intensité entre 1590 et 1620 par suite de la publication d’édits princiers spécifiques en 1592 et en 1606 qui déclenchent une terrible répression conduite par les cours de justice laïques.

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L’ère du soupçon est née, encore aggravée, dans les Pays-Bas [méridionaux, restés catholiques] par exemple, par la propension des autorités à récompenser les dénonciateurs d’auteurs de crimes graves : sous Charles Quint déjà, une partie des biens confisqués aux protestants est promise ceux qui les font prendre. De telles pratiques ne font que se développer par la suite. […] Une poussée de vengeance privée se produit ainsi contre les prétendus suppôts de Satan parallèlement à la montée de la persécution officielle [anti-calviniste] après 1606 dans plusieurs provinces des Pays-Bas espagnols.

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La chasse aux sorcières est un effet de l’acculturation des campagnes par les élites religieuses et politiques. […] L’adhésion d’une partie des paysans la persécution de leurs voisins ne peut se comprendre que dans une optique sociale et politique, pour éviter l’erreur fondamentale qui verrait dans les bûchers de sorcellerie un simple phénomène religieux.

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Créé par des théologiens, le mythe satanique aboutit des condamnations massives il est appliqué par des juges laïques : on oublie trop souvent le fait que les bûchers de sorcellerie sont directement reliés au pouvoir civil. L’Église a fourni les armes idéologiques et continue à l’époque moderne, par exemple dans les Pays-Bas espagnols, à conseiller le prince dans la lutte contre le démon. Mais les poursuites sont le fait officiers royaux. […] Tous [ces officiers] n’en sont pas moins des agents de l’autorité judiciaire qui s’imprègnent des principes de la répression pénale qu’ils appliquent. Or celle-ci s’organise dans plusieurs États européens autour de principes nouveaux : la justice royale ne cherche plus seulement garantir la paix comme au Moyen Âge mais elle définit une pyramide hiérarchisée de délits et de peines.

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Un premier élément explication de la chasse aux sorcières réside dans cette mutation politique et institutionnelle. Le droit criminel qui émane des structures politiques nouvelles crée les conditions de la persécution. Et l’usage de la torture […] multiplie évidemment les coupables. Les pays qui n’en usent pas ou qui le font avec modération, comme l’Angleterre, le Danemark, et la Suède [pays protestants], ne connaissent que peu de bûchers : indice d’une évolution pénale différente, c’est-à-dire une mutation des structures politiques n’allant pas dans le même sens que dans les royaumes absolutistes. L’originalité des Provinces-Unies [Pays-Bas septentrionaux, devenus calvinistes] où la chasse aux sorcières s’éteint dès le début du XVIIe siècle trouve sans doute là une de ses explications : les particularismes judiciaires sont grands dans ce pays [donc où l’autorité laïque était incapable de mener une répression systématique].

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Les juges sanguinaires ne peuvent pas longtemps agir s’ils épousent pas les normes et les besoins du milieu où ils vivent. Tel est le cas en Angleterre où les exécutions de sorcières à l’époque de la première révolution font figure d’exceptions [malgré que les puritains eurent pris le pouvoir] dans une période de crise.

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Sa durée et son importance [du phénomène] dépendent partiellement des efforts des magistrats. Ils sont beaucoup plus essentiellement fonction de la fa on dont réagissent les paysans eux-mêmes.

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L’Artois fait figure de région « fermée » la pénétration de la justice officielle dans les villages alors que la Flandre et le Hainaut sont nettement plus « ouvertes ». […] La terminologie adoptée […] à propos des villages anglais « ouverts » ou « fermés » pour expliquer les variations régionales et locales de ce mouvement est parfaitement opératoire […] pour comprendre les différences énormes observables dans la grande chasse aux sorcières. Non seulement en distinguant des provinces « ouvertes » comme la Flandre et « fermées » comme l’Artois au sein du même État, mais également en opérant des distinctions chronologiques et entre les États.

Le Danemark par exemple doit probablement […] aux garanties juridiques laissées aux accusés le fait de avoir pas connu de nombreux bûchers alors qu’une forte poussée démographique et l’émergence d’accusations de sorcellerie marquent le XVIIe siècle. Aux Provinces-Unies, l’importance des villes, l’intégration plus ancienne du monde rural, les particularismes juridiques et surtout l’inadaptation de la démonologie aux structures mentales des élites [calvinistes] expliquent sans doute l’arrêt précoce des poursuites. Le cas suédois devrait être vu de près dans cette optique : on peut dès à présent noter un frein judiciaire avec la limitation de la torture et un développement tardif des procès dans des provinces surtout côtières peut-être plus marquées alors que intérieur par des changements socio-économiques.

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L’arbre ne doit pas cacher la forêt : moins religieuse que fondamentalement politique, la chasse aux sorcières est une pierre parmi autres de l’œuvre de désenclavement des campagnes.

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