Feeds:
Articles
Commentaires

Posts Tagged ‘bibliologie confessionnelle’

Folio 38 recto du Papyrus 46, datant de 150-175 ap. J.-C. et conservé à la Bibliothèque Chester Beatty à Dublin en Irlande — Cette page porte la fin de l’Épître aux Hébreux (13:20-25) et le début de la 1ère Épître aux Corinthiens (1:1-3)

Au XIXème siècle, des biblistes comme Karl Lachman, Samuel Prideaux Tregelles, Konstantin von Tischendorf, Brooke Westcott, Fenton Hort, Benjamin Warfield et Eberhard Nestle postulèrent que dans le Nouveau Testament grec, lorsque les textes des manuscrits diffèrent entre eux, en chacun des ces passages (appelés lieux-variants), quand les codices Sinaïticus (01) et Vaticanus (B03) – et Alexandrinus (A02) dans les Actes & Épîtres & Apoc. – s’accordent entre eux mais divergent des manuscrits du texte-type byzantin, ces trois vieux onciaux (01, B03 et A02) correspondent automatiquement au texte original authentique.

Au XXème siècle, la découverte et/ou l’analyse des papyri grecs du N.T. datant des IIème et IIIème siècles nous ont amené à nuancer cette compréhension. Ces papyri primitifs, qui sont environ 150 à 250 ans plus anciens que les trois vieux onciaux, démontrent que l’« état du texte » du N.T. à l’époque où ces papyri furent copiés était plus diversifié qu’on le croyait précédemment. En effet, malgré que ces papyri corroborent très souvent 01, B03 et A02, ils corroborent aussi occasionnellement le texte-type byzantin, le texte-type occidental et le texte-type césaréen.

La thèse de Sturz : Égalité entre les textes-types

En 1984, le savant évangélique Harry Sturz – qui fut le directeur du Département de grec de l’Université Biola à La Miranda en Californie ainsi qu’un co-traducteur du N.T. de la New King James Version (NKJV, 1979) – publia l’ouvrage intitulé The Byzantine Text-Type and New Testament Textual Criticism, lequel fut réédité en 2022.

Dans ce livre, Sturz plaide que tous les texte-types du N.T. seraient d’une ancienneté comparable et qu’ils auraient donc tous une valeur ± équivalente. Pour étayer sa position, cet auteur a inclus dans ce livre une liste de « 150 variantes textuelles byzantines distinctives » corroborées par des papyri grecs du N.T., formant la Liste 1 des Appendices (p. 145-159).

L’argument que soutenait Sturz dans cette œuvre n’était pas que le texte-type byzantin/majoritaire correspond à l’unique texte original immaculé du Nouveau Testament à l’exclusion des trois autres textes-types, mais plutôt que « le texte byzantin devrait avoir le même poids, à côté des textes alexandrin et occidental, dans l’évaluation des preuves extérieures [c-à-d la comparaison des attestations dans les manuscrits] appuyant des variantes » (p. 130).

Quelques autres affirmations de ce bouquin méritent d’être citées afin de représenter fidèlement la portée que son auteur entendait lui donner :

« Plusieurs choses doivent être constatées concernant ces variantes distinctement byzantines trouvées dans les anciens papyri :
(1) Ces 150 variantes sont primitives. […]
(2) Ces variantes n’ont pas été créées au IVème siècle. […]
(3) Les vieux onciaux [01, B03 et A02] n’ont pas préservés le tableau complet du IIème siècle. […]
(4) Le texte-type byzantin a préservé des traditions [textuelles] n’ayant pas été préservées dans les autres textes-types. » (p. 62-64)

« Il y a davantage de différences qu’il n’y a d’accords entre les papyri [grecs du N.T.] et K [= Koinè = texte byzantin] aux endroits où il y a des variations. » (p. 67)

« [L]e texte byzantin devrait être considéré comme un témoin indépendant du texte du Nouveau Testament. Il ne s’agit pas de suggérer que le texte byzantin n’a subit aucun processus éditorial. […] Les variantes byzantines sont aussi anciennes que celles de n’importe quel autre texte-type. Les variantes byzantines remontent au IIème siècle. » (p. 101-102)

La thèse d’Harry Sturz, à savoir l’égalité des textes-types, est donc audacieuse, mais mesurée. Or malgré cette approche tempérée, les zélateurs du soi-disant texte reçu (TR — un dérivé du texte byzantin contaminé par des variantes venant de la Vulgate latine médiévale et par d’autres aléas de l’histoire) n’hésitent pas à l’instrumentaliser et à envoyer aux oubliettes tous les bémols que son auteur avait prudemment énoncés.

Récupération des papyri par le camp “TR-only”

Un cas emblématique de cette appropriation de la thèse modérée d’Harry Sturz par des militants pro-TR exclusivistes est la brochure La Parole que donna le Seigneur de la Société Biblique Trinitaire (SBT), qui s’adonne à interprétation très maximaliste des données rassemblées par Sturz :

« Les premiers papyrus témoignent d’un nombre phénoménal de variantes typiquement byzantines. On retrouve ces mêmes variantes dans P45 et P46 […] et dans P66 […]. Le professeur H.A. Sturz a dressé une liste de 150 variantes byzantines confirmées par des papyrus fort anciens. Cela prouve que contrairement à l’opinion des critiques textuels de la première génération [sic : l’opinion des meilleurs biblistes de la fin du XIXème siècle], les variantes byzantines remontent au deuxième siècle. […] De toute évidence, ce texte était considéré comme la version authentique, intacte, officielle. […] Il est naturel de se demander : ‹ D’une manière générale, quel type de texte fut cautionné et propagé par l’Église dès les premiers siècles ?La réponse est : le texte ‹ byzantin ›. […] Le professeur Sturz montre que certaines de ces variantes [byzantines] sont confirmées par les papyrus les plus anciens (par exemple, les variantes les plus étoffées de Jean 10:19 et 10:31 trouvent confirmation dans P66). » (Malcom Watts, La Parole que donna le Seigneur, SBT, 2012, p. 24, 26-27 et 30.)

Qu’en est-t-il de ces “150 variantes” ?

L’existence présumé de 150 variantes byzantines dans les papyri grecs du N.T. serait un argument vraiment très puissant en faveur du texte-type byzantin/majoritaire. Mais à la grande frustration du lecteur curieux de découvrir quelles sont ces fameuses 150 variantes, celles-ci ne sont pas traduites en langue vernaculaire là où elles sont listées en grec aux p. 145-159. Dans tout l’ouvrage, Sturz traduit uniquement une de ces variantes en anglais, à savoir celle de Luc 10:42 (« cependant une seule chose est nécessaire … », Bible de Genève de 1805), aux p. 57 et 86. Et dans tout son livre, Sturz ne discute que de cinq autres variantes byzantines attestées par les papyri : Marc 7:31, Luc 10:41 et Jean 11:19 (aux p. 56-58) ainsi que Jean 10:19 & 10:31 (à la p. 85).

Le fait que Sturz n’ait pas traduit davantage de ces « 150 variantes », et qu’aucun partisan du soi-disant texte reçu ou du texte majoritaire (𝕸) n’ait publié de traduction intégrale de ces 150 variantes nous autorise à penser que la plupart de celles-ci sont ou bien non-traduisibles, ou bien traduisibles mais insignifiantes (car triviales). Et si nous creusons un peu, nous voyons que cela s’avère exact.

Commençons par les « variantes les plus étoffées de Jean 10:19 et 10:31 » invoqués dans la brochure susmentionnée de la Société Biblique Trinitaire (p. 30) comme preuve ultime de l’antériorité du texte byzantin. Dans le Papyrus 66 (P66) et dans le texte byzantin, ces deux versets contiennent la même variante formée d’un seul terme : Le mot grec οὖν (oun) – qui se traduit le plus souvent en français par « donc » – y précède le mot grec πάλιν (palin), « encore ». Quoique traduisible, cette variante est grammaticalement insignifiante : Le sens de la phrase ne change pas si le vocable οὖν y est présent ou absent. Plutôt décevant pour une prétendue variante étoffée ! (Cf. Sturz, p. 84 ; Kurt Aland et al., Greek New Testament, Alliance Biblique Universelle, 1993 = UBS4, p. 360 n. 6 ; Robinson-Pierpont Byzantine Majority Text, 2000.)

Dans un compte rendu du livre de Sturz (JETS, Vol. 28, N° 2, 1985, p. 241), l’érudit pentecôtiste Gordon Fee a remarqué que dans les Évangiles uniquement, au moins 27 des ces « 150 variantes distinctives » ne sont pas véritablement distinctives parce qu’elles sont aussi attestées par des témoins du texte-type occidental. {J’ajouterai que d’autres de ces variantes supposément byzantines ne sont pas distinctives lorsqu’elles s’accordent avec une branche du texte alexandrin quand ce dernier est divisé en plusieurs branches, tel qu’en Luc 10:39 + 10:41.} Fee a également calculé que sur un total de 18 variantes où le Papyrus 75 (P75) corrobore le texte byzantin, 17 de ces variantes sont des trivialités, et parmi celles-ci, 9 ne sont même pas traduisibles en anglais ou en latin. La seule variante significative est celle de Luc 15:21, où P75 s’accorde avec 𝕸 en omettant la clause « traite-moi comme un de tes salariés » (NBSᵐᵍ) qui figure dans ℵ01 et B03 (où elle fut reproduite depuis le v. 19 pour harmoniser les deux versets).

Dans sa thèse doctorale Assimilation as a Criterion for the Establishment of the Text soutenue à l’Université de Théologie de l’Église reréformée des Pays-Bas à Kampen en Overijssel, Willem Wisselink analyse les données brutes fournies par Sturz (Éditions Kok, 1989, p. 32-34). En faisant un peu de ménage dans le celles-ci, il confirme l’existence de 52 variantes 𝕸 dans P45, 32 variantes 𝕸 dans P66, et 18 variantes 𝕸 dans P75. Ainsi, la liste de Sturz est donc réduite de 150 à 102 variantes. Wisselink reconnait qu’une proportion considérable des ces 102 variantes sont triviales, mais refuse de les écarter. Il clarifie aussi la notion de variante distinctive chez Sturz : le critère retenu par Sturz est distinctive selon Fenton Hort en 1881, pas distinctive en toute objectivité selon l’état actuel des connaissances.

Des études supplémentaires seraient nécessaires pour parvenir à chiffrer avec plus d’exactitude le nombre précis de variantes byzantines distinctives, traduisibles et significatives (non-triviales) attestées dans les papyri néotestamentaires grecs des IIème et IIIème siècles. En attendant, leur quantité peut provisoirement être estimée à environ une demie-douzaine. La section suivante se penche sur ces variantes rarissimes.

Exemples valables de variantes byzantines anciennes

Nous avons précédemment reconnu un alignement valable entre P75 et 𝕸 en Luc 15:21. Le document ci-dessous identifie quatre variantes distinctives byzantines additionnelles qui ont le mérite d’être traduisibles et non-triviales (Marc 7:31, Luc 10:42, Jean 11:19 et Philippiens 1:14). Pour chaque lieu-variant, ce document indique les principaux manuscrits attestant la variante byzantine, les principaux manuscrits attestant la variante non-byzantine, et reproduit les passages pertinents venant de traductions en français et en anglais qui reflètent chacune de ces variantes concurrentes. (On pourrait alléguer que les cas de Luc 10:42 et Jean 11:19 ne sont pas distinctement byzantins car ces textes coïncident avec celui des témoins du texte-type césaréen. Mais puisque l’on sait que ce texte-type césaréen n’existe plus sous forme pure et que tous ses manuscrits souffrent de divers degrés d’assimilation au texte-type byzantin, il est préférable de qualifier ces deux variantes de byzantines étant donné qu’elles ne sont pas non plus distinctement césaréennes.)

Ce document est aussi accessible sur Calaméo et en téléchargement direct ici.

Voici quelques exemples supplémentaires.

Exemple # 6 : En Matthieu 24:6, dans le Papyrus 70 (datant de l’an ≈ 250), le texte du manuscrit correspond au texte 𝕸 que l’on peut lire dans la Bible de Lausanne révisée (BLR 2022) : « … prenez garde que vous ne soyez troublés, car il faut que tout arrive, mais ce n’est pas encore la fin ». Ceci diffère des textes alexandrin, occidental et césaréen – ici représentés par les codices Sinaïticus (01), Vaticanus (B03), Bezæ (D05), Regius (L019), Koridethi (Θ038) et Colbertinus (Minuscule 33) – lesquels correspondent plutôt à ce que l’on peut lire dans la Nouvelle Bible Segond (NBS 2002) : « … gardez-vous de vous alarmer ; car cela doit arriver, mais ce n’est pas encore la fin ». Le mot grec « tout » (παντα) est présent dans le texte byzantin mais est absent des textes alexandrin, occidental et césaréen. (Quant au mot « cela », il n’est dans aucun des témoins grecs susmentionnés mais est inséré dans maintes traductions pour des fins de lisibilité ; les Bibles d’Ostervald de 1724 & 1996 font de même avec les mots « ces choses ».)

Exemple # 7 : En Apocalypse 11:19, le Papyrus 47 (datant de l’an ≈ 275) se lit « … l’arche de l’alliance du Seigneur … », ce qui correspond au texte 𝕸, tandis que le Papyrus 115 (datant de l’an ≈ 250) et les codices Alexandrinus (A02) et Ephraemi Rescriptus (C04) se lisent plutôt « … l’arche de son alliance … », ce qui correspond à la fois au texte standard (cf. Segond 21) et au texte reçu (cf. BLR).
(Philip Comfort, Commentary on the Manuscripts and Text of the N.T., Kregel Academic, 2015, p. 409-410 ; Robert Boyd, The Text-Critical English N.T. – Byzantine Text Version, Lulu Press, 2021, p. 484 ; Maurice Carrez, N.T. interlinéaire grec-français, Alliance Biblique Universelle, 1993, p. 1136.)

Conclusion : Bien apprécier les preuves

Pour conclure cette étude, je cède la plume à d’autres auteurs, qui résument la réalité historique mieux que je ne pourrais le faire.

« [I]l n’y a absolument aucun manuscrit byzantin primitif. […] Certes, il y a des variantes individuelles dans des manuscrits primitifs qui se retrouvent [aussi] dans le texte byzantin. Mais en conformité avec l’approche [pro-]byzantine consistant à regarder le texte comme un ensemble plutôt que comme des unités de variantes individuelles, [nous devons conclure que] il n’y a pas d’évidence dans les premiers siècles qui supporte [l’existence du] texte byzantin [en tant que texte-type systématisé]. » (Dirk Jongkind, Introduction to the Greek New Testament Produced at Tyndale House, Crossway Books, 2019, p. 96 et 98.)

« Certainement, des variantes byzantines sont attestées dans les premiers papyri. Mais s’agit-il d’une preuve de l’existence ancienne du texte-type byzantin, ou simplement d’une indication que certaines des tendances scribales reflétées dans les manuscrits byzantins [plus tardifs] eurent des débuts anciens ? Des papyri qui soutiennent des variantes singulières sont une chose, des papyri représentatifs du texte-type byzantin en sont une autre, et ces derniers n’ont pas été produits. » (Larry Hurtado, “The Byzantine Text-Type and New Testament Textual Criticism”, Catholic Biblical Quarterly, Vol. 48, N° 1, 1986, p. 150.)

« Certes, les papyrus les plus anciens présentent effectivement de fréquentes variantes du type caractéristique des sources manifestement byzantines. […] Mais nulle part on ne trouve la combinaison de variantes typique du texte byzantin. » (Heinrich von Siebenthal, “Nos traductions du N.T. ont-elles une base textuelle fiable ?”, Théologie évangélique, Vol. 2, N° 3, 2003, p. 233.)

Read Full Post »

Cet article est une appréciation de la vidéo ci-dessous.

Je partage la croyance de messieurs Christian Khanda et Hugues Pierre dans l’importance primordiale de la doctrine de la préservation des Écritures Saintes, et je suis passionné par la transmission providentielle des oracles divins aux cours des millénaires de l’histoire de la Rédemption. Toutefois, j’estime que la thèse spécifique promue par ces deux internautes, à savoir que pour le N.T., seul le soi-disant “texte reçu” grec doive être considéré comme étant le texte inspiré correctement préservé, est intenable sur les plans théologique et historique. Pour cette raison, je vais répondre ci-dessous aux erreurs les plus sérieuses que j’ai constaté dans cette discussion (que j’ai écouté très attentivement).

⁜ ⁜ ⁜ ⁜ ⁜

Tout d’abord, vers la minute 12:10, Hugues Pierre s’en prend à la critique textuelle, qu’il présente comme une pratique remontant au XIXème siècle. En réalité, la critique textuelle est aussi ancienne que l’existence de variantes textuelles entres différentes copies manuscrites puis tapuscrites du texte du N.T. Dès l’Antiquité chrétienne, des Pères de l’Église relatent l’existence de variantes et s’attèlent à la critique textuelle, discipline qui consiste à évaluer les variantes connues dans le but de déterminer celle qui correspond au texte révélé original. J’ai reproduit plusieurs définitions et descriptions de la critique textuelle du N.T. venant d’ouvrages académiques chrétiens ici (donc Hugues Pierre ne pourra pas plaider que j’invente une nouvelle définition juste pour les fins de mon propos) : Introduction à la critique textuelle du Nouveau Testament.

Hugues Pierre s’émeut de la notion de « restauration » du Texte Sacré qui est sous-jacente à la critique textuelle. Or si l’on détecte une erreur humaine dans la transmission du texte, que l’on identifie la variante correcte via une démarche de critique textuelle, puis que l’on corrige cette erreur en remplaçant la variante erronée par la variante correcte, cette rectification consiste indubitablement, pour ce lieu-variant, en une *restauration* du texte.

D’ailleurs, ces nouveaux zélateurs du “texte reçu” (TR) ont beau s’émouvoir du concept de *restauration* du texte néotestamentaire, les utilisateurs du TR s’adonnent volontiers depuis 500 ans à cet exercice de *restauration* ! Quelques exemples :

→ En Luc 2:22, Érasme suivi par la Bible de Genève française de 1553 disent « LEUR purification » ; puis Bèze éventuellement suivi par Ostervald *restaurent* (ou s’imaginent restaurer) le texte à « SA purification ».
→ En Luc 17:36, Érasme suivi par les Bibles réformées françaises de 1535, 1540 et 1553 omettent le verset en entier ; puis Bèze suivi par les versions TR ultérieures *restaurent* le verset en entier.
→ En Romains 12:11, Estienne suivi par les Bibles réformées françaises de 1535, 1540 et 1553 disent « servant AU TEMPS » ; puis Bèze suivi par les versions TR ultérieures *restaurent* ce texte à « servant LE SEIGNEUR ».

Démonstration faite : Les biblistes réformés du XVIème siècle n’hésitaient pas à (tenter de) *restaurer* le Texte Sacré en le purgeant de ses corruptions – réelles ou imaginaires – au moyen de la critique textuelle. C’est un fait historique irréfutable.

Vers la minute 16:20, puis encore à 46:05, 56:00 et 1:18:50, Christian Khanda plaide répétitivement que le texte reçu est *le* « texte protestant » et que les confessions de foi protestantes « sont basées sur le TR ». Khanda insiste surtout sur l’article 1:8 de la Confession de Westminster, qui énonce que l’A.T. et le N.T. furent « gardés purs, au long des siècles, par sa providence [de Dieu] et ses soins particuliers » (formulation identique dans la Déclaration de Savoy congrégationaliste de 1658 et la Confession réformée baptiste de 1689). Khanda essaie de capitaliser sur cette affirmation crédale très prudente pour faire accroire à ses auditeurs que le protestantisme réformé confessant est obligatoirement assujetti à sa thèse d’exclusivité du TR. Cette attitude émane d’une compréhension inadéquate de cette clause confessionnelle.

Sans m’attarder sur le fait que le TR est, historiquement, une coproduction de la Papauté idolâtre (!), je démontre dans mon étude Considérations sur l’orthodoxie réformée, la préservation des Écritures Saintes et la critique textuelle du N.T., plus précisément à la section 2 intitulée L’orthodoxie réformée ne requière pas d’adhérer à une traduction et à un texte-type spécifiques, que l’article 1:8 des Westminster / Savoy / 1689 ne peut pas être valablement instrumentalisé pour délégitimer tous les textes néotestamentaires grecs autres que le TR.

⁜ ⁜ ⁜ ⁜ ⁜

À la minute 20:50, Christian Khanda fait allusion à la redécouverte du Codex Sinaïticus (oncial ℵ01) au milieu du XIXème siècle (mais sans l’identifier explicitement), puis généralise ensuite en alléguant que le peuple de Dieu n’a pas utilisé ces textes (ℵ01 et les autres anciens manuscrits des II-IVèmes siècles) de manière ininterrompue au fil des siècles. Monsieur Khanda mêle vraiment les cartes ici.

Pour commencer, qui est le « peuple de Dieu » ? À partir du IXème siècle, avec le triomphe définitif de la pseudo-orthodoxie (rétablissement durable de l’iconodoulie) dans l’Empire byzantin, l’Église grecque d’Orient devient quasiment aussi hérétique que l’Église catholique romaine (culte des saints = polythéisme, etc.).

Dans cet Orient hellénique, seul le clergé avait un contact direct & régulier avec la Bible… or ce contact n’était pas forcément reluisant. Il n’était pas rare pour les moines byzantins copiant ces Bibles grecques tardives d’y insérer une prière en postlude où ils remercient la Vierge Marie – comme une déesse – de les avoir aidés à copier le manuscrit ! C’est ça le « peuple de Dieu » selon Khanda ? Rappel : les vrais chrétiens sont monothéistes.

Ensuite, concernant l’utilisation effective des grands onciaux tels le Codex Sinaïticus (ℵ01), le Codex Vaticanus (B03) et le Codex Alexandrinus (A02), ce n’est pas parce que ces manuscrits n’étaient pas utilisé lors de leur redécouverte (ou leur revalorisation) aux XVII-XIXèmes siècles qu’ils n’ont jamais été utilisés ! Bien au contraire, ces codices furent tellement utilisés qu’ils tombent en lambeaux et même que plusieurs de leurs portions physiquement situées sur le dessus ou le dessous sont disparues depuis très longtemps à force d’usure. Ainsi, le Sinaïticus est usé à la corde : le 1er folio survivant commence à Genèse 21:26, et à vrai dire la majeure partie du texte précédant 1 Chroniques 9:27 est manquant. Et dans le Vaticanus, les folios portant l’original d’Hébreux 9:15 jusqu’à la fin du N.T. furent perdus avant même l’arrivée de ce manuscrit en Occident au milieu du XVème siècle. Donc ces Bibles ont amplement été utilisées.

La raison pour laquelle ces grands onciaux n’étaient pas en usage en Orient au moment où ils furent transportés en Occident (ou découverts en Orient par des protestants occidentaux) aux XV-XIXèmes siècles, c’est que plus personne sur la planète n’utilisait le script dans lequel ils furent écrits. Duh ! Ces Bibles grecques de l’Antiquité furent entièrement copiés en lettres onciales (majuscules arrondies). Or au VIIIème siècle, autant en Occident latin qu’en Orient grec, les lettres minuscules sont inventées. Ce nouveau script en minuscules remplace rapidement le vieux script en majuscules, et en quelques générations les documents écrits en majuscules sont délaissés parce que devenus désuets aux yeux des lecteurs désormais uniquement habitués à la graphie minuscule.

Monsieur Khanda devrait s’éduquer un peu sur l’histoire de la codicologie chrétienne et de la transmission du texte biblique avant de raconter des balivernes condamnatoires. En ce sens, l’analyse des variantes textuelles contenues dans les citations bibliques des écrits patristiques démontre que dès l’Antiquité, tous les quatre principaux textes-types étaient connus et utilisés dans l’Église chrétienne ; voir mon article L’origine géographique et chronologique des différents textes-types du N.T.

⁜ ⁜ ⁜ ⁜ ⁜

À la minute 28:00, Hugues Pierre avance que le “texte reçu” est assimilable au texte majoritaire de l’Orient grec médiéval. C’est un argument pro-TR très à la mode, mais fallacieux. La vérité est plus complexe que ça. Le TR est une fabrication éclectique datant du XVIème siècle. En réalité, il existe plus d’un millier de variantes textuelles traduisibles entre le TR et le texte majoritaire byzantin ! Certes, en moyenne, le TR est comparativement plus proche du texte majoritaire que ne l’est le texte standard Nestle-Aland (le texte critique le plus répandu), mais on ne peut pas prendre pour acquis que le texte majoritaire va nécessairement s’aligner avec le TR contre le texte standard (qui est surtout basé sur le texte alexandrin), parce que dans plus de 85 cas, le texte majoritaire concorde avec le texte standard contre le TR ! Voir l’article Leçons du Nouveau Testament où le texte alexandrin concorde avec le texte majoritaire contre le texte reçu.

À la minute 24:00, Christian Khanda attaque la critique textuelle moderne du N.T. comme étant une méthode naturaliste, « la théorie de l’évolution appliquée à la Parole de Dieu », dit-il. Dans la même veine, à la minute 45:00, Hugues Pierre prétends que pendant 300 ans (grosso modo de 1500 à 1800), tout le monde était content avec le texte reçu grec. Ces deux assertions sont erronées.

La critique textuelle moderne de la Bible n’est que le prolongement de la critique textuelle humaniste (pas dans le sens laïciste du terme) et réformationnelle amorcé au XVIème siècle. Dès les premières itérations du TR, plein d’érudits – protestants comme catholiques – étaient conscients des lacunes et des faiblesses de ce texte, c’est pourquoi ils n’hésitèrent pas à le modifier ou à préconiser sa rectification (comme par exemple Théodore de Bèze qui argumente contre l’authenticité de la péricope de la femme adultère dans son édition du TR de 1598).

Mais l’état précoce et fragmentaire de la connaissance des manuscrits grecs du N.T. au début du XVIème siècle fit en sorte que l’entreprise colossale consistant à répertorier et collationner ces manuscrits dispersés à travers l’Europe et l’Asie a nécessité ± 300 ans. Donc c’est tout à fait normal, vu cette progression graduelle des connaissances, que ce n’est qu’au XIXème siècle que l’on put produire un texte standard grec apte à remplacer le TR.

Des chrétiens dévoués participèrent à tout ce long processus, comme je l’explique dans la section La critique textuelle est un vecteur de la providence rédemptrice de Dieu de mon étude Considérations sur l’orthodoxie réformée et la préservation des Écritures Saintes (section 4).

⁜ ⁜ ⁜ ⁜ ⁜

Vers la minute 57:05, Christian Khanda évoque la variante trinitaire « Dieu le Fils unique » du texte critique (TC) en Jean 1:18, lieu-variant ou le texte reçu porte la variante non-trinitaire « le Fils unique engendré ». Khanda essaie de sauver la réputation de cette variante non-trinitaire du TR en arguant que c’est plutôt le TC qui serait jéhoviste ici. Hugues Pierre s’efforce de lui prêter main forte dans les minutes subséquentes.

Durant l’Antiquité chrétienne, beaucoup de Pères de l’Église utilisèrent des Bibles attestant cette variante « Dieu le Fils unique » du TC en Jean 1:18 – comme les papyri P66 (copié en l’an ≈150) & P75 (copié en l’an ≈175) ou la Peshitta araméenne – et citèrent explicitement cette variante trinitaire dans leurs écrits :
• Irénée de Lyon dans ‹Contre les hérésies› (§ 4:20:11).
• Clément d’Alexandrie dans ‹Stromates› (§ 5:12).
• Origène d’Alexandrie dans ‹Commentaire du Jean› (§ 2:29) et dans ‹Contre Celse› (§ 2:71).
• Eusèbe de Césarée dans ‹Théologie ecclésiastique› (§ 3:7).
• Basile de Césarée-en-Cappadoce dans ‹Sur le Saint-Esprit› (§ 6:15, 8:17, 8:19 et 11:27).
• Didyme l’Aveugle dans ‹Commentaire sur Zacharie› (§ 5:33) et dans ‹Commentaire sur Ecclésiaste› (§ 12:5).
• Épiphane de Salamine dans ‹Ancoratus› (§ 2:5 et 3:9) et dans ‹Panarion› (§ 612 et 817).
• Sérapion de Thmuis dans ‹Contre les manichéens› (p. 639).
• Cyrille d’Alexandrie dans ‹Commentaire sur Jean› (§ 1:10), dans ‹Contre Nestorius› (§ 3:2 et 5:2), dans ‹Le Christ est un› (non numéroté) et dans ‹Thesaurus de sancta et consubstantiali trinitate› (§ 35 ss).

Alors, doit-on conclure du raisonnement de messieurs Khanda et Pierre que les sommités patristiques qui nous ont légués la trinitariologie orthodoxe – tels Basile de Césarée et Cyrille d’Alexandrie – étaient des précurseurs des jéhovistes modernes ?! C’est complètement ridicule. Et Jean 1:18 n’est pas le seul lieu-variant où le texte critique / standard enseigne une christologie supérieure à celle du texte reçu. Y’en a plein d’autres, voyez ces tableaux comparatifs : La christologie des Bibles basées sur le texte standard n’a rien à envier à celle des Bibles basées sur le texte reçu.

⁜ ⁜ ⁜ ⁜ ⁜

À la minute 1:02:15, Hugues Pierre feint d’adresser le problème des variantes textuelles internes du TR. Malgré qu’il reconnaît que ces variantes existent, il esquive le fait que ces variantes intra-TR obligent les tenants du TR à effectuer de la critique textuelle (s’ils veulent départager les bonnes variantes des mauvaises variantes). Pierre préfère revenir à la charge avec son « objection de principe » au texte critique, à savoir que ce TC présupposerait que « le texte biblique a été perdu, corrompu, et détruit ».

Or cette pirouette rhétorique ne fonctionne pas, car les tenants du TC disent que le texte biblique fut corrompu puis fut rétabli UNIQUEMENT LÀ OÙ IL Y A DES VARIANTES (c’est-à-dire environ 5 à 10 % maximum du texte du N.T.). On revient donc aux variantes !

Dans la suite immédiate de l’entretien, Hugues Pierre expose sa distinction entre un « texte fermé » (le TR selon lui) et un « texte ouvert » (le TC selon lui). Le TC, puisqu’il serait toujours susceptible d’être amélioré dans le futur, serait coupable de « régression à l’infini », il serait modifiable sans aucun garde-fou et sans aucune limite.

C’est une fausse représentation. Loin de menacer la stabilité du texte, les découvertes archéologiques, muséologiques ou archivistiques de « nouveaux » manuscrits néotestamentaires sont toujours appréciées à la lumière de l’immense bagage de connaissances portant sur la masse des 6000+ manuscrits grecs déjà en notre possession. C’est pour ça que le texte standard Nestle-Aland a très peu changé depuis sa 1ère incorporation substantielle de l’apport des papyri dans l’UBS3 (1975) / NA26 (1979).

Nous sommes en bon droit de demander aux zélateurs du TR pourquoi c’était légitime de modifier le TR de 1516 (1ère éd. d’Érasme promue par le pape de Rome) jusqu’en 1881 (éd. de Scrivener promue par la Société biblique trinitaire), mais ça ne serait pas légitime de réformer le TC entre 1975 et 2026 (date prévue de parution du NA29) ? En vertu de quoi devrions-nous nous astreindre à cette braquette temporelle arbitraire imposée par les zélateurs du TR ?

En attendant qu’ils répondent à cela, il est instructif d’explorer les contradictions internes du TR, ce que je propose au lecteur de faire via cet article : Le “texte reçu” versus le “texte reçu” : Un survol des variantes internes au TR.

Read Full Post »

Extrait BnF ms latin 15177, folio 171 verso (Abbaye de Foigny, Aisne, c. 1176)    À l’instar des motifs sur cette enluminure, le soi-disant “texte reçu” du N.T. est parfois très… mélangé !

● ● ●

En 2002, le libraire, prédicateur et professeur réformé baptiste suisse Jean-Marc Berthoud (envers lequel j’ai un profond respect et auquel je suis grandement redevable pour ma compréhension théocentrique du monde, bien que je ne soit pas d’accord avec lui 100 % du temps) s’exprimait en ces termes dans le N° 216 de la Revue réformée :

« [B]ien des passages de nos Bibles figurent entre crochets carrés, et les notes qui accompagnent ces crochets sont truffées d’indications selon lesquelles tel ou tel passage ne se trouverait pas dans ‹ les plus anciens manuscrits ›, ou encore qu’il ne figurerait pas dans ‹ les meilleurs manuscrits ›. Le lecteur qui, frappé par de telles indications, voudrait en savoir davantage, reste sur sa faim. »

Monsieur Berthoud a parfaitement raison d’observer que de telles notes élusives – que l’on retrouve dans la plupart des Bibles protestantes françaises modernes – sont très agaçantes et soulèvent davantage de questions qu’elles ne fournissent de réponses. Cette sorte de note marginale ou infrapaginale est souvent encore plus fuyante, étant fréquemment formulée dans un style lapidaire qui se réduit typiquement à « un manuscrit dit … », « des manuscrits ont … », « une version / traduction ancienne lit … », sans jamais identifier clairement les témoins textuels auxquels il est trop vaguement fait allusion.

Il convient de remarquer, toutefois, que contrairement à ce que semble sous-entendre J.-M. Berthoud (?), ce genre d’annotation ultra-succincte n’est guère une innovation des éditeurs bibliques des XXème-XXIème siècles. Hélas, cette pratique discutable prévaut dans la culture éditoriale du protestantisme depuis le début de la Réformation au XVIème siècle ! Et ceci n’est pas une invention protestante, parce que cette pratique existait déjà dans les scriptoria byzantins médiévaux ; les éditeurs évangéliques de l’époque de la Réformation n’ont fait que transférer dans leurs éditions grecques imprimées cette procédure qui était déjà observable dans les manuscrits grecs qu’ils avaient sous leurs yeux.

Par exemple, dans la fameuse Bible d’Olivétan de 1535 (la toute première Bible française traduite à partir de l’hébreu et du grec) consultable sur Gallica ou sur e-rara, une note marginale est adossée au texte de la péricope de la femme adultère en Jean 8:1-11 et énonce « cette histoire […] ne se trouve point en plusieurs exemplaires » (c-à-d pas dans plusieurs manuscrits) :

Concernant cette péricope non-authentique, voici ce qu’écrivit Théodore de Bèze en note infrapaginale de son N.T. grec de 1598 :

« Ce verset [Jean 7:53], et ce qui intervient jusqu’à [Jean 8:11], ne se trouve ni dans l’interprétation syriaque [c-à-d la Peshitta araméenne], ni dans Chrysostome, […] ni dans Théophylacte [d’Ohrid, † c. 1126]. En outre, Eusèbe, dans son Histoire ecclésiastique [§ 3:39:17, c. 312-313], dit ouvertement que cette histoire d’une femme adultère est relatée par un certain Papias [de Hiérapolis, † c. 130] qui disait qu’elle se trouvait dans l’Évangile selon les Hébreux ; mais aucune mention n’en est faite dans Nonnos [de Panopolis, c. 400-465]. Enfin, Jérôme témoigne dans son Dialogue contre les pélagiens [§ 2:17, c. 415-416] qu’elle n’est pas écrite dans certains manuscrits. Parmi nos dix-sept [sic] anciens codices, seulement un [le Codex Regius (L019)] ne l’a pas. Quant à moi, je ne cache pas que je considère à juste titre comme suspect ce que les anciens, avec un tel consensus, rejetaient ou ignoraient. Aussi, une telle variété dans la leçon [c-à-d la profusion des sous-variantes] me fait douter de la fidélité de l’ensemble de ce récit. Ensuite, ce qu’elle raconte de Jésus laissé seul avec une femme dans le Temple, ce n’est pas probable ; ce n’est pas cohérent avec ce qui suit au verset 12. La narration que Jésus écrivit avec son doigt sur le sol m’appert inédite et anormale, et je ne peux pas deviner comment cela pourrait être expliqué de manière suffisamment plausible. Enfin, une telle variété de leçons fait douter de la fiabilité de l’ensemble du récit [bis repetita placent]. Cette histoire doit être supprimée. […] »

On peut lire une note marginale d’une teneur similaire à côté de l’addition non-johannique des trois témoins célestes en 1 Jean 5:6-8 dans la Bible de Genève française imprimée par Jean Michel dans la cité de Calvin en 1544 (consultée sur e-rara) : « ceci […] n’est pas en plusieurs exemplaires »…

Idem dans la Bible de Genève française imprimée par Jean Girard en 1551 (aussi consultée sur e-rara) :

Ce type de signalement de variantes textuelles dans des notes marginales était également une pratique courante dans les Bibles protestantes anglaises de l’époque la Réformation ; les éditeurs anglophones justifiaient l’inclusion de ces annotations par motif d’honnêteté.

Ainsi, étant conscient de l’authenticité douteuse de Luc 17:36 (« Deux seront aux champs : l’un sera pris, et l’autre laissé », Martin 1707), William Wittingham relégua ce verset en note marginale (décalant donc la numérotation du v. 37 vers le bas) dans la célèbre Geneva Bible anglaise de 1560, la toute première Bible anglaise complète à adopter le système de subdivision en versets qu’elle emprunta à la Bible de Genève française de 1553 (subdivision depuis lors devenue universelle) :

Toujours concernant Luc 17:36, la King James Bible anglicane de 1611 (ci-après « KJB 1611 ») contient une note marginale informant le lecteur que « ce verset 36 est manquant dans la plupart des copies grecques » — il est présent dans le Codex Bezæ (D05), dans des mss césaréens ainsi que dans d’anciennes traductions latines et coptes :

Cette même KJB 1611 contient une note en marge de Luc 10:22 informant le lecteur que « plusieurs copies anciennes ajoutent les mots “Et se tournant vers ses disciples, il dit” » :

Cette clause supplémentaire insérée au début de Luc 10:22 est dans le Codex Alexandrinus (A02) et dans la majorité des manuscrits tardifs (𝕸), mais n’est pas dans le Papyrus 75 (datant de l’an ≈ 200) ni dans les codices Sinaïticus (01), Vaticanus (B03), Bezæ (D05), Regius (L019) et Zacynthius (Ξ040), ni dans l’onciale 070 (datant du VIème s.), ni dans le minuscule 33 (datant du IXème s.).

Similairement, dans Actes 25:6, la KJB 1611, qui lit « he had taried among them more than ten days », contient une note qui signale : « Or, as some copies read, “no more than eight or ten days”. »

À cet égard, une comparaison rapide d’Actes 25:6 dans différentes versions françaises basées sur le texte reçu (TR) grec permet d’apercevoir un demi-millénaire d’indécision :

  • À l’Épée 1540 : « plus de dix jours ».
  • Calvin 1560 : « que dix jours ».
  • Genève 1588 : « pas plus de dix jours ».
  • Martin 1707 : « pas […] plus de dix jours ».
  • Ostervald 1724 : « pas […] plus de dix jours ».
  • Ostervald 1996 : « que dix jours ».
  • Ostervald 2018 : « plus de dix jour ».
  • Synodale 1920 : « huit à dix jours seulement ».
  • LSG-SBT 1982 : « que huit à dix jours ».
  • Lausanne 1872 et 2022 : « plus de dix jours ».
  • KJF 2022 : « plus de dix jours ».

Qu’est-ce qui explique cet interminable va-et-vient ? C’est que la tradition textuelle byzantine est scindée en trois branches sur ce verset. Une branche du texte byzantin lit, conjointement avec le texte alexandrin, « que huit à dix jours » ou « pas plus de huit à dix jours » ; une deuxième branche du texte byzantin lit « plus de dix jours » (incluant le Codex Angelicus (L020) et le Codex Mutinensis (H014), deux onciaux du IXème s.) ; puis une troisième branche du texte byzantin lit « plus de huit jours » (Bible Segond 21 avec notes de référence, 2007, p. 1331 ; N.T. d’Albert Rilliet, 1858, p. 4 et 368 ; N.T. d’Edmond Stapfer, 1889, p. 25-26).

Autrement dit, il y a des variantes internes dans la masse des manuscrits du texte-type byzantin, et il y a des variantes internes dans le corpus des éditions imprimées du texte-type dit “reçu” ! Cette réalité concrète réfute sévèrement la prétention des partisans de l’exclusivité du TR qui plaident que l’adhésion inconditionnelle au TR est le dogme salutaire permettant d’éviter le « danger » posé par le filtrage des variantes textuelles manuscrites via un exercice diligent de critique textuelle.

Certaines de ces variantes textuelles intra-TR constituent des contradictions intestines criantes. Par exemple, dans la Geneva Bible anglaise de 1560, la variante retenue dans le texte principal lit « show me thy faith out of thy works », tandis que la variante placée en note marginale lit « or, “without works” » :

Même verset, KJB 1611, inversion de la hiérarchie des leçons : La variante promue au texte principal lit « show me thy faith without thy works » ; la variante rétrogradée au texte marginal lit « some copies read “by thy works” » !…

Malgré que les savants pro-TR ont déjà eu 500 ans pour se démêler, cette incompatibilité réciproque entre ces deux variantes intra-TR en Jacques 2:18 s’observe encore entre les récentes révisions de la Bible d’Ostervald (2018) et du N.T. de Lausanne (2022), qui énoncent respectivement « ta foi sans tes œuvres » versus « ta foi par tes œuvres ».

Un autre exemple flagrant de problème textuel intra-TR qui demeure irrésolu en ce début de XXIème siècle se trouve en Apocalypse 16:5, où Ostervald 2018 énonce « qui étais et qui seras », leçon qui est mutuellement incompatible avec Lausanne 2022 qui énonce « qui étais et le saint ». Si les tenants du TR veulent un jour purger leurs versions de ces incohérences, ils devront inévitablement s’astreindre à un travail de critique textuelle… et par cette démarche même, reconnaître que le TR n’est pas méthodologiquement supérieur aux autres textes néotestamentaires grecs académiques, eux aussi modelés par ce que l’on appelait jadis la critique sacrée.

● ● ●

Tableau — Le TR contre le TR

Le tableau inséré dans le document ci-dessous présente un échantillon élargi d’une douzaine de variantes textuelles intrinsèques dans la tradition du textus receptus grec avec leurs correspondances dans des Bibles françaises basées sur cette tradition textuelle et – information qui n’est pas précisée dans la demie-douzaine d’exemples évoqués ci-dessus – l’indication précise des éditions-sources du TR grec où se retrouvent ces leçons disparates. Il va sans dire que le TR n’échappe pas à l’indispensable nécessité de la critique textuelle.

Ce document est aussi accessible sur Calaméo ou en téléchargement direct ici.

● ● ●

Cas additionnels de variantes textuelles intra-TR

En Luc 2:33, les cinq éditions consécutives du TR d’Érasme de Rotterdam (1516, 1519, 1522, 1527 et 1535) se lisent toutes « son père et sa mère » (de Jésus). Cette lecture érasmienne est conforme au Papyrus 141 (datant de l’an ≈ 250), aux codices 01, B03, D05, L019 et W032, ainsi qu’à des mss césaréens, vieux-syriaques, coptes et latins. Cette leçon originale est reflétée dans la Bible d’Olivétan de 1535, la Bible à l’Épée de 1540, la Bible de Louvain de 1550 et les Bibles de Genève françaises de 1553 & 1560.

Toutefois, les éditions du TR de Robert Estienne (1550), de Théodore de Bèze (1598) et d’Isaac Elzévir (1624) se lisent toutes « Joseph et sa mère » (de Jésus). Cette altération se retrouve dans le codex A02 et les mss 𝕸, ainsi que dans des mss césaréens, syriaques et vieux-latins. Cette leçon falsifiée se répercute dans la Bible de Genève de 1588, la Bible Martin de 1707, la Bible de Lausanne de 1872, les Bibles d’Ostervald révisées de 1996 & 2018, etc.

Comme l’observait Érasme lui-même, cette interpolation s’explique par un excès de zèle de certains copistes ayant voulu insister sur la conception miraculeuse et la naissance virginale de Christ. Or la négation de la paternité de Joseph qui en résulte – en plus de générer une contradiction interne dans le sacro-saint “texte reçu” – contredit frontalement la révélation du Saint-Esprit qui, s’exprimant via l’évangéliste Luc, enseigne clairement que Joseph, sans être le géniteur charnel de Jésus, était bel et bien son père terrestre (Luc 2:41, 2:43, 2:48, 3:23 et 4:22 — malgré que divers scribes aient aussi modifiés le libellé de ces trois v. du ch. 2, les copistes byzantins n’ont pas osés le faire au v. 48, qui est justement le plus explicite).

• • • • •

En 1 Jean 2:23, les TR grecs d’Estienne 1550 et Elzévir 1624 se lisent simplement « Si quelqu’un n’a pas le Fils, il n’a pas non plus le Père », et le verset s’arrête là. Ceci se reflète dans les Bibles TR françaises Olivétan 1535, Épée 1540, ainsi que Lausanne 1872 & 2022.

Mais dans les TR grecs de Bèze 1598 et Scrivener 1894, ce verset est deux fois plus long et se poursuit par une phrase supplémentaire qui se lit « celui qui se déclare publiquement pour le Fils a aussi le Père » (ou équivalent). Cela se reflète dans les Bibles TR françaises Calvin 1553 & 1560, Genève 1588, Martin 1707 & 1744, ainsi qu’Ostervald 1996 & 2018.

C’est donc ici encore une phrase entière qui est complètement absente dans certaines itérations du TR mais bien présente dans d’autres itérations du TR ! Cette embêtante réalité créa un dilemme pour les éditeurs bibliques des XVIIème-XVIIIème siècles. C’est pour cette raison que dans la KJB 1611, la seconde phrase est imprimée en caractères romains (tandis que le reste du texte est imprimé en caractères gothiques) afin de bien la distinguer et d’exprimer l’hésitation des éditeurs :

Dans la KJB révisée par Benjamin Blayney (parue en 1769), cette hésitation – et incidemment cette variante intra-TR – est exprimée par la mise en italique de la phrase concernée :

• • • • •

En 1 Jean 3:16, les TR grecs d’Érasme 1516 à 1535, Estienne 1546 à 1551, Bèze 1565 et Elzévir 1624 & 1633 se lisent « il / lui / celui-ci a donné sa vie pour nous » (ou équivalent), ce qui se reflète dans les Bibles TR françaises Olivétan 1535, Épée 1540, Calvin 1553 & 1560, Castellion 1555, Genève 1588, Martin 1707 & 1744, Ostervald 1724, puis Lausanne 1872 & 2022.

Par contre, les TR grecs de Bèze 1582 à 1598 et Scrivener 1894 se lisent « Dieu a donné sa vie pour nous », ce qui se reflète dans les Bibles TR anglaises KJB 1611 puis Webster 1833. (Quant aux versions KJB 1769, Ostervald 1771 & 1996 & 2018, puis KJF 2022, elles gomment la divergence textuelle en ayant « Dieu a donné … » ou « Jésus-Christ a donné … » mais en mettant le(s) mot(s) spécieux en italique pour préciser qu’ils ne sont pas dans leur texte-source grec.)

• • • • •

Dans son article A Critical Apparatus of the Textus Receptus Tradition, le professeur de langues bibliques Timothy Decker dénombre 82 variantes intra-TR dans les seuls trois chapitres du Sermon sur la Montagne (Matthieu 5 à 7), dont 32 variantes majeures ! Dans son article Which Textus Receptus ? A Critique of Confessional Bibliology, le docteur en herméneutique néotestamentaire Mike Ward analyse aussi d’autres variantes textuelles intra-TR traduisibles en 2 Corinthiens 11:10, 2 Thessaloniciens 2:4, Philémon 1:7, 1 Pierre 1:8, Jacques 5:12, 1 Jean 1:5, Apocalypse 7:10 et Apocalypse 11:2.

Dans une œuvre publiée en 1873 (et récemment réimprimée), Frederick Scrivener calcule que dans le processus de traduction du N.T. de la Bible du roi Jacques de 1611, lorsqu’il existait des contradictions entres les multiples éditions du TR auxquels ils avaient accès, les traducteurs anglicans ont choisis des variantes de Bèze contre Estienne 111 fois, des variantes d’Estienne contre Bèze 59 fois (dont 46 variantes traduisibles), et des variantes d’une source tierce (la Vulgate, Érasme ou la Complute) contre Estienne & Bèze 67 fois !

Pour conclure, il convient de citer l’article susmentionné du Dr Mike Ward où il synthétise la situation (aux p. 72-73) : « Les différences [internes au TR] ne sont pas aléatoires ou dénuées de sens ; elles ne sont pas l’équivalent de fautes de frappe. Elles donnent lieu à des traductions différentes — et quelqu’un doit choisir quelle variante du TR traduire et quelle exclure ou mettre en marge. Les traducteurs de la KJV ont dû le faire. Érasme a dû le faire. Tous ceux qui impriment un Nouveau Testament grec ou une traduction de la Bible doivent le faire. Le problème de la critique textuelle ne disparaîtra pas. […] Les positions pro-TR sont typiquement utilisées pour éliminer l’incertitude, pour obvier tout besoin pour les humains de ‹ s’asseoir en jugement › au-dessus du texte de l’Écriture. Mais cela ne fonctionne pas lorsque “le” TR n’est pas lui-même absolu [c-à-d que “le” texte du TR est incertain à cause des variantes intra-TR]. Et si des mots totalement différents sont des ‹ différences triviales › lorsqu’elles se produisent entre les [diverses éditions du] TR mais des ‹ corruptions › lorsqu’elles se produisent entre le TR et le TC [= Texte Critique], on peut se demander où se trouve la limite entre trivial et corrompu. »

Read Full Post »