Tous les peuples de l’histoire de l’humanité, qu’ils constituent des tribus ou des empires, se sont dotés de métarécits, des versions de l’histoire faites sur-mesure, comprenant des doses variables de vérité et de fausseté, et donnant du sens à leur existence de façon à orienter leurs pensées et leurs actions. La vision qu’un individu a de l’histoire est fondamentale. Elle dicte son rapport à son passé, qui en retour dicte sa compréhension du présent ainsi que du futur.
Traditionnellement, les métarécits on cherchés à faire comprendre à l’individu qu’il fait partie d’une filiation, qu’il est comme le maillon d’une chaîne, qu’il y a quelque chose avant lui et après lui auquel il appartient, et que c’est lui qui tient le tout ensemble. Cette conception holiste m’apparaît tout à fait naturelle, normale et désirable : elle permet d’assurer la continuité de la société et de la civilisation. De surcroît elle est conforme à l’Évangile et complémentaire à la biologie (génétique/démographie). De tels métarécits peuvent s’élaborer et se transmettre sans glisser dans le mensonge, et n’impliquent pas nécessairement un statisme intellectuel.
Or ce n’est pas toujours le cas. Parfois les métarécits s’appuient non sur une revendication du passé, mais sur un rejet du passé. Des métarécits peuvent combiner revendications et rejets sélectifs, le catholicisme médiéval se situait ainsi par rapport à l’« Antiquité » païenne et le Réforme protestante se positionnait ainsi par rapport au « Moyen Âge » catholique.
Tout cela étant dit, notre temps (la Postmodernité) est en large partie héritier du métarécit de la Modernité, qui lui-même se voulait comme une rupture avec le « Moyen Âge » (comprenant l’« Ancien régime ») et une revendication maladroite de l’« Antiquité ».
La construction de ce métarécit moderne commence avec les humanistes italiens du XIVe siècle (Pétrarque, Boccace) qui inventèrent l’idée même de «Moyen Âge » (medium tempus), prétendu âge ténébreux médian entre l’illustre Antiquité gréco-romaine et le supposé glorieux retour à celle-ci (la« Renaissance », qualificatif encenseur que l’on doit à l’historien anticlérical Jules Michelet). Cette construction s’est poursuivie à l’époque des« Lumières » et s’est finalisée en France au XIXe siècle.
Il y a assurément, dans cette suite humanistes-philosophes-républicains, une sorte de conspiration, sinon une mauvaise volonté notoire, de tordre et de vicier l’histoire pour des motifs idéologiques et égoïstes.
Les historiens, médiévistes en tête (et souvent incroyants), ont battus en brèche ce métarécit moderne quant à son rapport au Moyen Âge (et en extension à l’Ancien régime) depuis maintenant un bon demi-siècle. Mais je constate que les rectificatifs apportés par nombre d’éminents historiens hautement qualifiés, diffusés dans quantité d’articles et d’ouvrages parfaitement accessibles, demeurent massivement inconnus du grand public, qui demeure artificiellement dans une ignorance crasse vis-à-vis la plupart de ce qui touche à l’histoire, et particulièrement le Moyen Âge.
Je dis artificiellement car je pense qu’en effet, il y a quelque chose comme une conspiration qui entretient soigneusement cette médiocrité. L’éducation est largement aux mains de l’école publique, elle-même largement aux mains de l’intelligentsia progressiste qui domine actuellement la société. Celle-ci, pour se maintenir en place, n’a aucun intérêt à améliorer l’enseignement de l’histoire en l’ajustant sur les avancées de la nouvelle historiographie professionnelle. Pourquoi ? Car le métarécit (post)moderne est la première et principale chose qui légitimise le système actuel. Questionner ce métarécit floué, le réfuter et l’écarter revient à saper les fondements même de notre société progressiste, socialiste, hédoniste, hyperindividualiste et multiculturaliste (en fin de compte, anti-chrétienne).
L’on peut correctement qualifier cela de machiavélique, la raison d’État et l’idéologie l’emportent sur la vérité, la droiture et l’exactitude. Cette volonté de cultiver l’ignorance historique est très conscience chez nos élites politiques, même si certains des rouages du système peuvent agir inconsciemment. Je pense par exemple à une de mes profs de littérature au cégep qui m’affirmait catégoriquement, le plus sérieusement du monde : « L’agriculture a été inventée à la Renaissance, elle n’existait pas au Moyen Âge ! » Ce cas typique illustre parfaitement l’ignorance institutionnelle que nous subissons (et pour laquelle nous payons avec nos taxes) : la prof syndiquée n’a visiblement jamais entendu parler de la Révolution agricole du Moyen Âge classique, mais elle devrait quand même savoir que la vaste majorité des habitants de l’Europe étaient des éleveurs/agriculteurs du Néolithique jusqu’à la Révolution industrielle.
Le fait que les enseignants d’histoire au secondaire n’ont pas de formation d’historien est une mauvaise excuse : leur niveau de connaissances doit correspondre à la nature de la matière enseignée, c’est leur leur vocation !… Où l’est-ce vraiment ? Qu’importe : qu’ils se forcent à remplir leur mandat. De la rigueur. Si leur bac en éducation, bourré de pédagogisme absurde, ne les a pas outillés pour leur métier, qu’ils s’instruisent. Parce qu’une nouvelle génération d’historiens attend pour prendre leur place…
L’historien africaniste Bernard Lugan est d’accord avec moi :