L’ouvrage Duplessis, son milieu, son époque regroupe les communications livrées par une trentaine d’historiens de toutes allégeances au colloque du même nom, organisé à Trois-Rivières en septembre 2009 par le Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ). Monsieur Gélinas a qualifié cette ouvre de « premier effort sérieux de recherche historique depuis 30 ans » (depuis la biographie publiée par Conrad Black en 1977 dont le titre anglais original était Render Unto Caesar). Le passage du temps et le recul qu’il offre ont ainsi permis de jeter un regard plus serein sur une période controversée de notre histoire.
La période séparant la Seconde Guerre mondiale et la Révolution tranquille est mal-connue sous le nom de « Grande Noirceur ». Comme le démontre Charles-Philippe Courtois dans le premier chapitre de ce collectif, la revue Cité Libre de Pierre Elliott Trudeau est largement responsable de la fabrication de cette vision tronquée du Québec d’alors, présenté comme anti-démocratique et rétrograde. René Boulanger du journal Le Québécois (souverainiste de gauche) concède :
Le mérite de cet ouvrage, c’est de montrer que même s’il s’agissait d’un régime de droite et populiste, le gouvernement Duplessis a su pour l’essentiel préserver l’intégrité de l’État québécois face à la menace impérialiste. L’expression Grande Noirceur, vue sous cet angle, est certainement à revoir.
Voici des extraits de la préface de Denis Vaugeois, ex-ministre péquiste et actuellement président des Éditions du Septentrion.
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Maurice Duplessis, puisque c’est de lui dont je dois parler, a le mérite d’avoir été un des fondateurs de l’Union nationale. Il a joué du coude pour accéder à sa direction. Fils d’un homme politique, il avait le goût de la politique ; élevé dans le respect des traditions, il aimait sa « Province de Québec ». (…)
Issu d’une famille à l’aise, il a tout de même vécu parmi des gens de condition modeste. Au Collège de Trois-Rivières, (…) (il développe) une réelle amitié pour des fils d’ouvriers ou de cultivateurs, ses confrères de classe. Contrairement, là aussi, à une fausse idée reçue, les collèges classiques n’étaient pas les repères d’une petite élite bourgeoise. Ils accueillaient des jeunes dont les parents étaient conscients de l’importance de l’instruction. Les parents faisaient les sacrifices nécessaires, les curés des paroisses qui avaient repéré les enfants les plus talentueux cherchaient de généreux bienfaiteurs, les autorités des institutions en cause géraient de façon serrée, les prêtres ne gagnaient à peu près rien. (…)
Le jeune Duplessis est un vrai Trifluvien : un petit dur. Bien élevé mais toujours un peu rustre. Dans son milieu, la fin justifie les moyens. Il aime la bagarre, prend un coup solide, du moins jusqu’à ce que les médecins l’incitent à la modération vu ses prédispositions au diabète. Sa vie, ce sera la politique ; sa compagne, la province. Les libéraux lui ont montré la façon de gagner des élections. Il s’en souviendra : le patronage fait partie du jeu politique depuis belle lurette. Mais rien ne remplace la ferveur populaire. Il le comprend vite. Il s’inquiète de l’emploi pour les ouvriers, des salaires aussi. Au lendemain de la guerre, la reprise économique est au rendez-vous ; les gens travaillent. À Trois-Rivières, les moulins à papier tournent à pleine capacité, (…) Duplessis sait que cette reprise est fragile. La nervosité des patrons l’inquiète, l’agitation des syndicats aussi. Il veille au grain. Il ne veut pas de conflits. Il connaît le drame du chômage ; il l’a côtoyé.
Victorieux en 1936, Duplessis connaît la défaite en 1939. Elle lui servira de leçon et donnera l’occasion à ses adversaires de commettre des erreurs dont ils ne se relèveront pas facilement. Duplessis ne pardonnera pas à Adélard Godbout, premier ministre de 1939 à 1944, les concessions faites au fédéral « pour le temps de la guerre ». (…) Godbout (…) se laisse duper par Ottawa, confie au fédéral l’entière compétence en matière d’assurance-chômage et cède « le droit exclusif de lever les grands impôts directs ». Leur reconquête alimentera l’action de Duplessis à partir de 1944 : protéger et défendre le « butin » du Québec devient son slogan. Le chef de l’Union nationale sera le champion de l’autonomie provinciale ; il luttera contre toute intrusion fédérale. Et il saura être convaincant ! J’ai le souvenir de mon père qui refusait les allocations familiales instaurées en 1944 par le gouvernement King. Mon père appartenait à une famille libérale mais l’autonomie provinciale, c’était sacré. (…)
L’opposition à Duplessis était pourtant de plus en plus vive, mais pas suffisante pour entraîner la perte du pouvoir. (Dans) les comtés ruraux, Duplessis était littéralement vénéré. Les cultivateurs lui devaient l’Office du crédit agricole, qui les avait sauvés de la catastrophe, et l’Office de l’électrification rurale, qui avait permis à 90 % des ruraux de profiter de l’électricité. Même s’il croyait profondément en l’entreprise privée, Duplessis ne boudait pas les travaux publics lesquels lui permettaient de rejoindre plusieurs objectifs. (…) Il mit au monde de petits entrepreneurs québécois avec un programme intense de construction de routes, de ponts, d’écoles et d’hôpitaux. (…)
Un jour, j’ai voulu y voir clair. J’ai tapé « Grande Noirceur » sur Google. J’ai eu droit à une belle entrevue de Fernand Dumont ; j’ai appris que sous Duplessis il s’était créé 100 000 emplois en dix ans (1946-1956) (Robert Bourassa devancé par Maurice Duplessis !), que le salaire moyen avait plus que doublé pendant la même période, qu’un million de jeunes étaient fortement scolarisés en 1960 et qu’ils furent en réalité les vrais artisans de la Révolution tranquille. (…)
Je n’ai pas eu plus de griefs contre Duplessis que j’en ai eu contre Pierre Elliott Trudeau. Duplessis pratiquait la chasse au communisme alors que Trudeau la faisait au séparatisme — et avec pas mal plus de dommages. Si je mets la Loi du cadenas en parallèle avec la Loi des mesures de guerre, franchement la cause est vite entendue. (…)
Récemment, j’entendais, à la radio, une de mes voisines d’enfance raconter que son père lui avait expliqué qu’elle n’avait pas obtenu de bourse « parce que son père était un bon libéral ». Curieusement, les deux filles de ladite famille ne reçurent pas de bourses, mais leur frère (qui avait le même père, c’était courant à l’époque) fit des études universitaires. (…)
Autrement dit, depuis un demi-siècle on raconte n’importe quoi. Un autre qui a fait une belle carrière politique explique que, face au refus par Duplessis d’une bourse d’études, ses collègues l’ont maintenu sur la liste des professeurs pendant des années, lui permettant de toucher un salaire alors qu’il était à l’étranger. Quand on dit que Duplessis contrôlait tout, il faut croire que son système avait des failles.
En 1959, les autorités ouvraient une École normale pour garçons à Trois-Rivières. Le Séminaire de Trois-Rivières avait commencé à engager des professeurs laïques déjà fort nombreux dans le secteur public. (…) Celles et ceux qui ont dirigé le Québec dans les années 1960 avaient été formés pendant cette fameuse Grande Noirceur. (…) Ce fut le cas également de ces ingénieurs canadiens-français formés dans les chantiers de la Bersimis (I-1956 et II-1959) et dont les réalisations firent la fierté des Québécois et l’émerveillement des spécialistes étrangers.
Le 15 novembre 1976, l’embarras du choix fut un réel problème pour René Lévesque. Finalement, en passant en revue sa première équipe, il ne pouvait s’empêcher de constater qu’il avait autour de lui le cabinet dont les membres étaient certes les plus scolarisés de toute l’histoire du Québec. À l’exception du jeune Claude Charron, ils étaient tous issus de l’ère Duplessis. Finalement, René Lévesque avait peut-être plusieurs raisons de sortir du placard la statue de Duplessis et de lui accorder une place d’honneur sur la Grande Allée !
La déclaration citée ci-bas fut faite à l’occasion d’un banquet préélectoral à Trois-Rivières le 21 avril 1948. Elle est représentative de la pensée politique du chef de l’Union nationale.
La province de Québec gagne des éléments de stabilité et de sécurité qu’on ne voit nulle part ailleurs. Ce sont ces garanties de stabilité et de sécurité que nous voulons garder en restant maîtres chez nous. Le meilleur moyen de les conserver, c’est de faire des lois à Québec par Québec et pour Québec, et non pas d’être à la rebord d’aucun parti fédéral quel qu’il soit !
Il est intéressant de noter que le slogan « MAÎTRES CHEZ NOUS » faisait partie du discours nationaliste canadien-français bien avant la Révolution tranquille. Jean Lesage et son « équipe du tonnerre » n’ont rien inventés, ils n’ont fait que reprendre à leur compte le « momentum social » créé par leurs prédécesseurs unionistes… tout en diabolisant ces mêmes unionistes qui ont préparé le terrain en affrontant quinze années durant les velléités centralisatrices d’Ottawa. Sans Maurice Duplessis et le règne de l’Union nationale, la Révolution tranquille n’aurait probablement pas été possible. « Duplessis ne serait-il pas en fait le véritable père de la Révolution tranquille, celui qui a établi les conditions propices à son éclosion ? » (dixit Pierre-Étienne Paradis).
Personnellement, j’irais jusqu’à dire que sans les manœuvres opérées par Duplessis, le Québec serait peut-être disparut en tant qu’État supra-municipal, le Canada devenant un État non-fédératif (comme la France, par exemple). On pourrait en discuter longuement. Mais on ferait bien d’écouter Duplessis nous parler en téléchargeant gratuitement quatre de ses plus célèbres discours sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
Précédemment sur Le Monarchomaque : Réhabiliter Duplessis.
Un second livre serait en préparation sur Duplessis, basé, celui-ci, sur les archives acquises par Conrad Black alors que les historiens de l’UQTR utilisèrent des notes léguées par la secrétaire personnelle de Duplessis.
J’attends des nouvelles à cet effet.
LA GRANDE NOIRCEUR : UN REGARD RÉVISIONNISTE
Les débuts de la télévision sont autrement remarquables et jouent un rôle encore plus profond sur les mentalités. Ainsi, si seulement 3 % des foyers québécois possèdent un téléviseur en 1951, le pourcentage en est passé à 86 % dès 1957. On regarde alors des téléromans, véritables miroirs déformants d’un Québec en mutation.
(…)
Du côté des institutions, on retrouve la même évolution rapide depuis la fin de la guerre. Les 20 000 universitaires en 1945 sont aux environs de 60 000 vers 1960. Dans les collèges, ils sont passés de moins de 100 000 à plus d’un million. L’enseignement se laïcise de plus en plus par la force des choses, le clergé n’ayant point les ressources pour établir des infrastructures pour tout ce monde.
(…)
Sur le plan de l’éducation, avec l’augmentation de la population étudiante, nombreuses sont les nouvelles écoles et facultés qui se créent. À Sherbrooke, une université est ouverte en 1954 ; on établit également une école forestière, une école vétérinaire, l’Institut d’histoire et de géographie, en 1946 à l’Université Laval et en 1947 à l’Université de Montréal.
Sous la direction du Père Lévesque, la [nouvelle] Faculté de sciences sociales de l’Université Laval est devenue un foyer où germent les idées libérales. On y forme des gens à l’esprit large qui deviendront l’élite de demain. Ces étudiants pourront obtenir les postes stratégiques dans la presse, à la télévision et dans la politique.
Source : Geneviève MASSICOTTE, « Réflexions sur quelques jalons identitaires », Histoire Québec, Numéro 3, Volume 5, mars 2000.
Ah super!
J’en veux plus de faits positifs sur la « grande noirceur »… pour remettre dans la face des adeptes de la « grande clarté » !
p.s.
Je suis très occupe ces temps-ci… alors j’ai seulement survolé tes derniers textes. Mais je suis TRES content de constater que tu mets à profit des connaissances en histoire !!!
LES NOMBREUX PRÉCURSEURS DE LA RÉVOLUTION TRANQUILLE
Dans cet article, nous aborderons la dichotomie Grande Noirceur/Révolution tranquille en nous intéressant à ceux que l’on surnomme les précurseurs – ou artisans, c’est selon – de la Révolution tranquille, tels qu’ils apparaissent ainsi dénommés dans l’historiographie québécoise. Par notre analyse, nous faisons ressortir qu’en utilisant cette dénomination, ces auteurs œuvrent en fait à rétablir la juste mémoire due à certains individus et institutions qui, ignorés ou méconnus dans l’imaginaire collectif (…) Nous soutenons dans ce texte que ces auteurs en viennent par cette opération à court-circuiter la dichotomie Grande Noirceur/Révolution tranquille, inscrivant cette dernière dans le temps, en antériorité.
La suite sur le site de la Revue d’histoire de l’Université de Sherbrooke.